Il y a des disques comme ça qui passent entre les mailles de la distribution française et exhalent un parfum de secret bien gardé, auquel s’ajoute un nom à coucher dehors ( » Amis Chimiques » en finlandais) qui ne fait qu’épaissir l’aura de mystère. Il est vrai que le mode consumériste sur lequel se boulotte désormais la musique tend à dissiper les modes d’écoute plus posés, à l’affût de sursauts dissonants passés à travers le tamis toujours plus fin de la médiocrité, à grappiller sous la croûte de com’ toujours plus obèse, jamais à l’abri d’un sticker attrape-couillon ou d’une estampille NME à la con. D’une étrangeté inspirée et inspirante, Kemialliset Ystävät est cette formation finlandaise complètement azymutée qui se fout bien de tout ça. Big band ou homme-orchestre ? On ne sait pas très bien. Entité autarcique, en tous cas, qui malaxe une gangue folk-psychédélique proprement hallucinante, s’abîme parfois dans la contemplation des gouffres, de cette solitude qui fait écho aux steppes désertiques, au territoire des elfes, aux plaines enneigées à perte de vue, aux lacs immuables, aux forêts que l’homme n’a jamais foulé. Le folk n’est donc pas ici un gadget, artefact vaguement hip et chic qu’on presse pour en extraire un imbuvable jus pop néo-baba, mais bien une volonté d’être au monde dans sa globalité, du fin fond d’une contrée où la musique n’interfère plus avec l’environnement mais devient elle même l’environnement, l’imite, le module, l’infecte de toutes ses gammes idiotes-savantes décortiquées qu’elle assassine joyeusement entre les replis du silence. Chez KY, on rigole bien de tous ces pélerins du folk à la recherche d’une pureté originaire, image d’Epinal d’une musique soi-disant mélancolique et immaculée, pastorale et dépolie, harmonieuse et geignarde. Hors, c’est l’impureté poisseuse et non la béatitude passive qui rend les sentiers de campagne passionnants à explorer : les moisissures et les pollens, les herbes folles et les tourbières incertaines, les poissons sous la glace et les lagopèdes dépressifs, les vers luisants et les fées qui s’entrebouffent. KY ferait presque mentir le panthéisme a la petite semaine des moutons de Panurge du freak-folk (vilain mot inventé par des journalistes limite condescendants), ce ramassis de poseurs qui voudraient nous faire gober qu’ils sont nés dans un tipi.
Dérision et confusion sont ici poussés à l’extrême avec un sens esthétique très précis, jusqu’à la juxtaposition des pistes qui semble fonctionner sur le principe des vases communicants. L’oreille se change graduellement en rétine, guettant à chaque instant une apparition extraordinaire au détour d’une comptine hallucinée pour orgue à bouche et piano miniature, tandis que le vide et le froid sont compensés par des incantations qui réchauffent, comme immergé dans une vasque insondable. Carillons fantômes, bruits de bouche, cut-ups acoustiques, musique d’une ethnie imaginaire, percussions primitives, électronique décalcifiée, flutiaux démoniaques, fourmillements lo-fi et gigue lysergique : les mille et uns accidents sonores qui parcourent ce disque sont autant de lombrics qui grouillent sous la terre, petits pâtés d’argile lo-fi chevillés au romantisme des grands espaces vierges. La musique ne semble relever que d’une impérieuse nécessité interne et d’une transe collective qui confine à la folie, accentuée sans doute par quelque élixir concocté à base d’herbes sauvages poussant au plus profond de la tundra. En Finlande, l’humour pince-sans-rire et l’oubli de soi dans la transe sonore sont aussi l’ultime remède à la gangrène de l’ennui, à l’effroi (sans jeu de mot) d’une hibernation perpétuelle. De ce marasme finlandais s’étaient déjà extirpés Islaja, Keijo ou encore Avarus. Mais le folk psychédélique mute ici à d’autres degrés de lecture – voir le gag roublard des liner notes qui fait passer leur cerveau pour un gourou new age plus-babos-tu-meurs (Jan Anderzen, l’homme qui a vu Dieu !).
Plus Nurse With Wound et Smegma qu’Herman Düne, plus Blood Stereo et Pengo que Grizzly Bear, plus ESP et Sun Ra que Petit Poucet à frange, ce folk là, très maître de ses effets, n’a rien d’innocent. Kemialliset Ystävät sont des bandits de grand chemin, des ricaneurs devant l’éternel et des faux prophètes. Leur musique est comme une bataille de boules de neige : une manière de transformer la nature en terrain de jeu, un éclat de rire enfantin à la face d’un univers qui ne tourne plus rond. Qui n’a jamais goûte aux délices de l’envoûtement sonore, avec ou sans psychotrope, se doit de tendre l’oreille a ces ensorcelantes mélopées du Grand Nord.