Les aficionados du virtuose américain qui avaient fait le déplacement à Antibes, ce soir triste de juillet 2002, ont bien failli en avoir pour leur frais : il pleut des cordes sur la Pinède Gould, et le trio piano, basse (Gary Peacock), batterie (Jack DeJohnette) le plus célèbre du monde, sceptique et fatigué (sans compter que Gary Peacock, âgé de 67 ans, se remet lentement du traitement d’un cancer), songe sérieusement à laisser tomber l’affaire. Dans ses notes de pochette, Jarrett raconte comment le bassiste, lorsqu’il lui demande s’il souhaite monter sur scène, lui répond « non » pour la première fois de sa vie. Puis, alors que les trois musiciens finissent silencieusement leur dîner sur la plage d’Antibes, juste derrière la scène (l’un des rituels qu’ils ne manquent jamais lorsqu’ils viennent au Festival, soit pas moins de treize fois en l’espace d’une vingtaine d’années), le soleil couchant apparaît fugitivement derrière les nuages. « It changed everything », confie le pianiste, qui sent son humeur et celle de ses acolytes virer du tout au tout : « If we could play at all, we should play. We needed the music. We needed the therapy. »
Voilà pour la petite histoire et les circonstances plus que difficiles de ce concert estival (scène trempée, piano humide, averses récurrentes) ; côté musique, le trio retrouve un répertoire de standards infatigablement rôdés après les escapades free de ses précédents albums, Always let me go et Inside out. On redécouvrira donc Charlie Parker (Scrapple from the apple) et Oliver Nelson (Butch & Butch), My funny Valentine et If I were a bell, réinventés avec ce souci du chant et de la mélodie qui, depuis deux décennies (l’album inaugural du groupe, Standards vol. 1, a été enregistré en 1983), caractérise le travail des trois hommes sur ces thèmes dont Jarrett souligne l’extraordinaire valeur. « Les gens sous-estiment les standards parce qu’ils ne comprennent pas à quel point il est difficile de composer une mélodie. La plupart des compositeurs dont j’ai enregistré les oeuvres dans ces albums ne sont pas considérés comme sérieux alors qu’ils occupent en fait une place que personne, dans le milieu de la composition sérieuse, ne serait capable d’occuper. » Les perspectives ouvertes par les évolutions récentes du trio, nettement plus libertaires, déteignent sensiblement sur l’interprétation des sept thèmes retenus, sans pour autant créer de véritable surprise ; reste l’excellence d’un groupe qui ne descend pas des cimes qu’il fréquente depuis vingt ans, et une fabuleuse version finale de l’incontournable Autumn leaves, étiré sur près de dix-sept minutes et peu à peu transformé en cette improvisation de toute beauté qui donne son titre à l’album.