La « musicalité » semble être devenu l’adage moteur du label nancéen Ici d’ailleurs, qui, après Yann Tiersen et Fugu, lance aujourd’hui sur la scène pop française un autre arrangeur-compositeur de talent, Julien Ribot, jeune homme aux lunettes de Lennon et au doigté de Chopin, distillant sa pop à étages et à tiroirs dans un premier album, Hôtel Bocchi, entre claustrophobie et luminescence.
Avec un très beau packaging et un bonus cd de remixes, Hôtel Bocchi est un album « préparé » depuis de longs mois (une attachée de presse bénévole m’a gentiment harcelé l’hiver dernier, quand l’enregistrement n’était pas encore terminé), monté en épingle autour de quelques parrains prestigieux (Philippe Katerine, Françoiz Breut, Kahimi Karie), bref, un disque qui a mis toutes les chances de son côté pour réussir… Même si cette manière de faire passer la communication avant le produit, de nous faire acheter la peau de l’ours avant de l’avoir tué, agace un peu et aurait pu provoquer des a-priori négatifs. Le marketing trop appuyé peut aussi desservir.
Cependant, et heureusement pour lui, Julien Ribot a aussi des ressources proprement artistiques pour qu’on apprécie réellement son disque. Des premiers morceaux qui sentent un peu le renfermé (une intro fellinienne, un premier titre, Hôtel Bocchi aux agencements sonores glauques et aux paroles maladives ) à Une Chevauchée trépidante et solaire, l’album commence par poser un décor de carton pâte opaque et oppressant, pour peu à peu le faire tomber et finalement laisser passer la lumière. Le titre n°3, intitulé simplement ?, interprété par Françoiz Breut, parle de sommeil et de réveil, d’enfance et de maturité, sous forme de questions sans réponses, sur des arrangements sobres mais efficacement illustratifs (les petites notes de xylophone éveillant l’image de la pluie qui tombe…). Et on se dit que la dualité enfance/âge adulte, rêve/réalité, intérieur/extérieur pourrait bien être le concept caché de l’album, son fond refoulé derrière sa surface baroque et imagée.
Mais ce qu’on retiendra d’abord de ce disque, c’est la richesse et l’intelligence des arrangements. Le savoir-faire de Julien Ribot est non seulement technique, mais il est aussi animé (doué d’âme -comme on le dit d’un dessin.. animé). Changements de rythmes, variations des textures, structures ouvertes à toutes les digressions, multiplicités des ponts font d’Hôtel Bocchi un album qui se parcourt avec une curiosité renouvelée. 7000 dollars commence comme Laisse tomber les filles de France Gall/Serge Gainsbourg, pour devenir une sorte de nouveau western de chœurs féminins lyriques et de trompettes mariachis. Capers propose une magnifique mélodie, sur fond de guitare acoustique, de changements de rythmes suspendus et de cuivres à la Bacharach. Dimanche après-midi semble commencer par un sample de What a wonderful world et devient une improbable histoire de soupirs, de princesses alanguies, de jardins des délices… Le charmant duo Le Cowbaye (« avec Magali ») joue à la perfection de la répartition des rôles en deux thèmes distincts, aux grains bien séparés, avant qu’ils ne s’entrelacent en une forme androgyne de toute beauté. Une Maison connue s’inspire du meilleur des Beatles : une certaine capacité à évoquer la beauté particulière du diable. D’ailleurs, tout l’album décline cette fascination pour l’obscurité, le tréfonds, le fantôme dans le placard, Julien Ribot arpentant le grenier de ses souvenirs et y ouvrant les malles à double-fond tel un Tim Burton pop, mettant à jour l’emboîtement des poupées russes en autant de mélodies-valises. Jusqu’au morceau final, La Vitrine, qui fait de cette mémoire singulière un objet figé dans le temps et dans l’espace, comme le disque lui-même : une vitrine. Et c’est ainsi qu’on se représentera cet album, comme l’exposition d’un inconscient, la mise en musique d’associations d’idées, de souvenirs, les uns s’emboîtant aux autres en variations infinies de mélodies et d’instruments, pour au final, dessiner un portrait, tracer un profil (pas très éloigné de celui de John Lennon sur la pochette de Mind Games, comme le soulignait lui-même l’intéressé…)
Seuls bémols à cette aventure, les textes parfois peu inspirés ou trop opaques, du fait de leur construction en cut-ups abscons ou trop surréalistes pour inspirer une interprétation, et le chant par trop maniéré de Julien Ribot (cette tendance à faire du Neil Hannon), qui gagnerait peut-être à composer pour d’autres voix. Mis à part ça, Hôtel Bocchi est une réussite, et marque la naissance d’un nouveau talent, qu’on ne doute pas voir grandir.