Heureuse initiative que celle du label Born Bad que de ressortir le LP « Cerf, biche et faon » de Julien Gasc, paru fin 2013 en édition très limitée sur 2000 Records et bien vite épuisé. Voilà un disque singulier et grandiose comme il y en a très peu par décennie. Un grand disque de barbu, produit à échelle humaine, c’est-à-dire humblement, sans chichis, comme Rock Bottom de Wyatt ou L’incroyable vérité, le chef-d’oeuvre mésestimé de Tellier. Un disque avec du caractère et un son unique, qui parle essentiellement de rupture, de choses graves et personnelles sans jamais tomber dans l’écueil du larmoyant ou du niaiseux. Gasc est sans doute l’unique chanteur français capable de vous faire rire tout en vous tirant des larmes chaudes. Qui d’autre en France oserait chanter « Grand-Père je t’aime tellement » sans verser dans la loufoquerie appuyée d’un Katerine nouvelle ère, le pathos variétoche d’un Florent Pagny ou l’auteurisme compassé d’un Dominique A? La chanson Canada est comme une lettre d’amour et d’adieu adressée à son grand-père, et la simplicité, la crudité est bouleversante. « Il s’est brisé le fémur, explique Julien Gasc. Du coup j’ai gardé la maison tout seul et j’ai reçu la visite d’un amour du collège à la maison, juste avant Noël. Il est revenu à Noël, on a déjeuné ensemble, il est reparti à l’hôpital puis il est mort au début du mois de mai dans son sommeil à la maison de retraite. J’étais avec lui la veille, j’avais un concert à Toulouse en première partie d’Hyperclean, je l’ai fait, j’étais dans un état… Après le concert, je suis resté sonné dans la loge jusqu’à la fermeture du club. Toute ma famille pleure quand je la chante mais Grand-père l’a écouté, il a aimé ».
Il y a chez Gasc une telle justesse, un tel à-propos, que c’en est désarmant, déchirant. Jamais trop lyrique, jamais trop punk, juste ce qu’il faut entre ces deux antipodes. Un disque qui laisse des traces dans le coeur, dans la tête, dans l’estomac et dans le nez. Oui, oui, dans le nez : on y sent un parfum familier, un mélange de tabac froid et d’eau bénite macéré dans une mansarde à la campagne. Le tout enregistré en une prise, pile à l’heure bleue, cet instant unique de silence absolu dans la paix de la campagne juste avant l’aube. Une forme de ferveur religieuse, presque monacale, habite l’ouvrage et en même temps quelque chose de potache et décadent vient asséner de grands coups de marteau sur tout ça. Tantôt nous imaginerions Gasc en ermite rousseauiste, tantôt nous le verrions aisément dézinguer cerf, biche et faon pour remplir la panse de ses chansons les plus racées. « Mon village Brassac ressemble au Vermont, l’état de Washington autour de Seattle, ou au Canada, confie-t-il. Le sud du Tarn est très vert, très montagneux. Les montagnes s’élevaient à 10 000 mètres il y a 250 000 ans, c’est un vieux territoire de chasse préhistorique, les monts du Caroux. En face, il y a la montagne Noire qui est aussi un vieux territoire de chasse. Ma famille Gasc vient de la montagne Noire, la famille de ma mère vient de Brassac et des Monts du Caroux, une sorte de Canada. »
Quand on connaît la prodigieuse technicité du bonhomme qui a fait ses preuves au sein d’Aquaserge – tout simplement le Soft Machine contemporain, attendez la sortie le mois prochain de leur nouvel album, À l’amitié, c’est sans commune mesure – mais aussi Stereolab, Momotte, Hyperclean, ou encore aux côtés d’April March et Burgalat, on ne peut qu’être soufflé par la fraîcheur, la spontanéité qui se dégagent de ce collier de perles dépolies. Le disque ne fait pas étalage de la maîtrise mais affirme plutôt le choix du bancal, de la maladresse, de l’accident. Enregistré sur un quatre pistes cassette, le son est crade mais sublime. Le mix est juste parfait, un souffle lo-fi magnifique enveloppe l’album où l’on entend le froissement des feuilles de partitions clore la chanson la plus punk, Fuck la bien nommée. La maturité artistique sert au mieux le propos, celui d’une liberté de ton singulière, tout en subtilité et en contrastes.
Entre absurdités pataphysiques contrapuntiques, cocufiage accepté (Tu m’as quitté), déclaration d’amour à son aïeul et à sa terre natale (Canada), la geste gascuelle fait état à la fois de traits tout à fait fantasque, d’un lunatisme proche d’une Brigitte Fontaine zinzin, et en même temps d’une lucidité fataliste, aquaboniste et aquasergiste sur les choses de la vie. Il y a beaucoup de blagues musicales aussi comme chez Aquaserge, des rythmes en onze temps, des lignes mélodiques qui montent très haut, toujours justes, mais à la limite du dissonant. L’écriture de Gasc demeure malgré tout ontologiquement pop, des lignes simples et claires aux contours alambiqués. On est pas très éloigné non plus du Deerhoof période Chris Cohen, même type de mélodies minimales et mathématiques, de private jokes expérimentales et de luminosité bien typée. Nos deux corps sont en toi qui ouvre le disque est possiblement aussi son sommet, immédiatement atteint, à l’instar de Sea Song chez Wyatt ou O’malheur chez O’Malley chez Tellier, litanies-maîtresses de la grande cérémonie qui s’apprête à se dérouler. Les orgues et la voix qui semblent passées dans divers échos à bandes et recrachées par les amplis donnent des airs liturgiques aux stances amoureuses écrites au XVIIe par Marguerite de Valois, dite la reine Margot.
Crédit photo : Olia Eichenbaum