Après la fleuraison des djembés sur les trottoirs d’Europe, voici que le didjeridoo vrombit aux coins des rues, tandis que sur les places des arcs musicaux accompagnent une nouvelle génération de capoeiros. Que nous provienne un ultime écho de la réalité millénaire qui a donné naissance à ces instruments, et nous mesurons cependant l’abîme qui sépare cette adaptation dérisoire de leur puissance originelle, propre à ébranler les corps, à aiguiller l’esprit vers des mondes autrement fabuleux que nos jungles urbaines. Le rêve aborigène est tout le contraire d’une songerie adolescente. Quête sans limites d’un absolu qui engage l’entier d’une existence consacrée à le penser et à le vivre, le rêve fonde de part en part la culture qui s’ancre en lui, en procède, y ramène. Le Rêve (Bugarrigarra) est le réel même.
Les sons ne peuvent qu’à leur tour exprimer cette temporalité englobante, où passé, présent et avenir ne sont au fond qu’une manière de rythmer le flux continu de cette unique réalité. D’où le didgeridoo (yidaki), qu’on ne décrirait adéquatement comme un » instrument » qu’à la condition d’accentuer en ce mot son sens de médiateur actif qui met au contact un souffle et une pensée, l’âme, la chair et l’esprit. Son unique vibration pulsée, stratifiée en couches harmoniques, semblant n’avoir ni commencement ni fin (Spirit Ngambi), épouse le temps du monde, traduction d’une façon de l’habiter qui constitue l’homme aborigène australien. Quant à la voix, interjections, soupirs expectorés en puissance, coups de glotte saccadés, elle forme avec le choc clair et sec d’une paire de boomerangs taillés dans l’eucalyptus (kalis), un moteur hypnotique qui entretient un branle qui semble s’amplifier en roulant, égal, dans le temps, éternellement nourri de lui-même (Buga wamba). Son autre modalité, c’est l’appel (Djalbi yalbo), la psalmodie douce et touchante d’un chœur féminin (Djalbi djalbi), deux pôles qui aimantent le sens et tendent le chant.
Le rêve est moteur. Rien dans l’extase ne se soustrait ici à sa puissance d’arrachement. Ce double mouvement d’abandon et de poursuite, cet équilibre unique entre un repos bercé dans les bras de la terre et la course essoufflée au rythme battant du monde crée le vertigineux effet auquel notre Occident ne peut que succomber. A mi-chemin, conscient de la nécessité de maintenir vivant ce lien au sein d’un monde moderne qui s’accommoderait bien de n’en retenir que la manifestation la plus extérieure -le spectacle- Jowandi a tenté de le faire respirer à travers des « compositions » personnelles. L’emprise du dispositif traditionnel est telle qu’il autorise sans mal cette opération respectueuse. Le rêve demeure, et se suffit à marquer sa différence d’avec ses simulacres. La musique est forte, assez, pour affirmer sa « pensée sauvage ».
Jowandi (didgeridoo), vcl), Janawang (vcl, bâtons), Jangala, Alison Torres, Vanessa Poelina, Gabrielle Rahman (vcl, perc), Gavin Pigram (boomerangs). Broome (Australie), juillet 2001