Sorte de Zappa scandinave nourri à l’easy-listening et aux dessins animés de Tex Avery, génial recycleur doublé d’un compositeur hors-pair et d’un arrangeur particulièrement délicat, Jono el Grande débarque de Norvège avec un album ovni pour lequel vous pouvez d’ores et déjà aménager une place dans le rayon « inclassables, loufoques et pierrots lunaires déjantés » de votre discothèque. Après s’être fait un nom en 1999 avec Utopiske danser, disque conceptuel en quasi-solo enregistré avec un synthétiseur bas de gamme et beaucoup d’humour, Jon Andreas Hatun, même pas trente ans, s’est attaché les services de neuf musiciens compatriotes pour se lancer à la conquête d’un univers musical hétéroclite, bariolé et follement attachant, à la fois bouillonnant et, paradoxalement, doucement mélancolique derrière son humour kafkaïen et son goût prononcé pour l’absurde. Essentiellement acoustique bien que discrètement saupoudrée d’effets électroniques, la musique de Jono el Grande convoque xylophone, pianoforte, flûte, glockenspiel, cuivres, basse et batterie pour une déambulation énergique -mais jamais agressive- dans un labyrinthe musical parodique et décalé qui emprunte autant à la musique de film qu’au Canterbury style, à la musique cubaine qu’à la fanfare.
Si son zapping sonore effréné et réglé au quart de seconde surprend tellement, c’est sans doute d’abord parce que les musiques venues du Nord nous ont plus habitué à l’introspection méditative et à la grandiloquence impressionniste qu’à la démesure loufoque et au second degré bon enfant. La vraie raison est pourtant ailleurs : par-delà ses apparences clinquantes et son côté gag délibérément insistant, Fevergreens est d’abord et avant tout l’album d’un excellent musicien, dont la virtuosité d’arrangeur et de maestro autodidacte sert impeccablement la savoureuse poésie. Loin de la ramener à l’anecdote, son effervescence comique et son dandysme absolu lui donnent un charme et une âme auxquels il est difficile de résister. Une croisière tropicale débonnaire se termine en hécatombe dramatique soulignée aux grandes orgues ; un générique inquiétant, lointain cousin du Beetle Juice de Danny Elfman, se mue en un feu d’artifice pop sous lequel Zappa et Juan Garcia Esquivel danseraient la gigue au son du Penguin Cafe Orchestra ; les genres se succèdent et s’entrelacent dans une galette composée avec une minutie d’horloger suisse, Jono el Grande dosant à la perfection l’équilibre d’hommage et de parodie, de drame et de comédie. Et s’il parvient si facilement à nous embarquer sur son navire, c’est parce que loin de se moquer des musiques qui nourrissent son imaginaire, il les aime avec une sincérité telle qu’on ne peut pas refuser son invitation à la découverte.