Si l’improvisation renvoie, au-delà des langages constitués, à l’invention d’une parole irréductiblement individuelle, les trois noms de Butcher (lire dans Le Mag « Emanem, l’improvisation britannique au bout du tunnel« ), Charles et Dörner suscitent aussitôt une image acoustique: chacun a su créer son signe. Les sons multiples du saxophoniste, les fricassées boisées du clarinettiste, le souffle blanc du trompettiste sont des identifiants aussi sûrs que le vibrato de Bechet ou le portando de Hodges. Mais si l’improvisation signifie ouverture, écoute, elle suppose aussi bien l’abandon à une parole collective, invention d’une utopie que la musique se charge d’accomplir. L’enjeu de la musique librement improvisée étant de rapporter l’un à l’autre les deux membres de cette alternative toute théorique, d’en équilibrer l’équation, chaque fois l’aventure recommence. La dimension linéaire du souffle est ici assumée comme cadre et courant de l’improvisation, ce qui, ensemble, tient et soutient l’avancée dans l’inconnu du temps. La régularité du débit, le refus de toute « discursivité », la neutralisation apparente de tout effet rhétorique élèvent le seuil de l’attention. Aucune « profondeur » qui ne soit effet de surface. Tout est affaire de textures, qui se dédoublent, se ramifient, se détressent fibre à fibre à mesure que l’on perçoit, dans l’absence d’événement, la prolifération du détail. Accrocs, reprises, épissures, échardes fichées dans une toile élimée, petits accidents, explosions minuscules, sifflements : le plaisir réel, hypnotique, que l’on prend à cette abrasion des souffles voisine celui qui se retire de la contemplation des rails ou des câbles électriques qui défilent le long de la voie, du fil de l’eau, du clapot, de toute plage uniforme infiniment perturbée, troublée, semée d’irrégularités, différant infiniment d’elle-même. Le grain de ce courant pneumatique distendu à l’extrême, amenuisé jusqu’au silence, peut aussi, charriant des particules résistantes, scories, escarbilles, se ramasser par échauffement, en un tranchant effilé, chanter comme la lame d’une scie circulaire, d’une vibration aiguë, étager peu à peu un accord éraillé avant de se dissoudre. Du bruit blanc au tintement d’harmoniques, en passant par un feutrage multiphonique, les noms propres ont dépouillé leur histoire pour laisser s’émouvoir l’espace d’une résonance qui semble vivre sa vie, impersonnelle et magnifique. Ne pas déranger l’ordre d’un monde auquel on appartient, entretenir son indifférence, n’y pas déposer de l’anecdote comme des papiers gras, c’est là peut-être le ressort secret d’un art paradoxal plus que jamais nécessaire : une autre façon, précieuse, de faire silence.
John Butcher (ss, ts), Xavier Charles (cl), Axel Dörner (tp). Mulhouse, Live à la Chapelle Saint-Jean, 26 août 2000