No such place est le malheureux successeur du fiévreux et noir Wrong-Eyed Jesus. Malheureux dans la mesure où il ne parvient presque jamais à sortir de l’ombre de son prédécesseur.
Lorsque David Byrne (boss du label Luaka Bop) écoute pour la première fois les démos d’un certain Jim White, il ne s’attend sûrement pas à signer un énergumène ancien mannequin, surfeur et vendeur d’huile solaire. La quarantaine, Jim White jouait et chantait également de manière désœuvrée ses chansons de folk/country. Ce sont elles qui figurent sur Wrong-Eyed Jesus en 1997. Jim White y révèle des talents de songwriter, dignes de Mark Linkous (Sparklehorse). Trempant son fiel dans la Floride oppressante, il développe une country sombre et pleine d’idées, sur base d’arpèges délicats et banjos délurés, avec des textes autobiographiques hallucinés, où se mêlent pédophilie, hantise du pêché, Dieu et flics. Car la Floride de Jim White, ce n’est pas celle des alligators et des bikinis de Miami Vice. Le Sud de Jim White, c’est la Floride de Pensacola, la Georgie, l’Alabama et le Mississippi. Ici, on est dans la Bible Belt, le pays des rednecks dévots et des cow-boys crédules (le livret fait d’ailleurs une jolie référence à la spécialité de Pensacola : débusquer les soucoupes volantes qui se posent dans le coin). Autant dire que la musique de Jim White a plus à voir avec la country possédée de Sixteen Horse Power qu’avec les mariachis de Calexico.
Et puis No such place arrive et désarçonne. Parce que l’homme au Stetson a réuni rien moins que cinq producteurs (lui compris). Silence gêné : non pas qu’une telle idée soit systématiquement foireuse, mais c’est souvent le cas. Et puis voilà que figurent sur la liste des élus producteurs quelques noms de la scène trip-hop, comme Paul et Ross Godfrey, Pete Norris de Morcheeba. Le résultat de ces collaborations n’est, sans grande surprise, pas plus convaincant que leur perspective : bien des titres produits par les gens susnommés sonnent comme des objets incongrus de « trip-folk », léchés, arrondis, tout en basses, édulcorant au passage l’âpreté des textes (seul Handcuffed to a fence in Mississippi parvient à nous faire bouger le pied). Corvair figure deux fois sur l’album. Dans les mains de Sohichiro Suzuki, c’est une comptine bancale avec guitare et mélodium, simple et entêtante, une ode au tas de ferraille qui rouille dans la cour de Jim White. Dans les mains d’Andrew Hale, le morceau devient une ballade gnangnan, avec nappes de synthés à la Craig Armstrong. On retrouve ce même côté irritant chez Andrew Hale sur The love that never fails : le morceau se distingue pourtant directement avec son accroche de blues, sa guitare slide, la voix réverbérée de Jim White. Malheureusement, il finit par s’enliser dans des relents de postmodernisme à deux sous (on entend un sitar, et même un chant vaguement inspiré, façon « Musique de relaxation à l’usage des cadres stressés, vol. 12 »).
Seuls quelques morceaux produits par Sohichiro Suzuki et Jim White conservent la tête haute et parviennent à restituer la beauté organique de la folk/country perturbée de son auteur. C’est d’abord le cas du morceau le plus attachant de l’album : Christmas day. Au milieu d’entrelacs de mandoline et de guitare, tandis qu’un vibraphone place en suspension le morceau, Jim White y murmure de sa voix d’ange déchu au pays des barges le bonheur rare d’avoir croisé du regard le sourire d’une fille dans une gare. Lorsque le chanteur s’attelle lui-même à la production de God was drunk when he made me (exemple de la truculence des textes), on obtient un échantillon non galvaudé de country, tandis que Hey! You going my way??? n’aurait pas juré sur Wrong-Eyed Jesus: des paroles à profusion, des samples de voix, une averse en arrière-fond, des échos, une lap steel et surtout la guitare folk en arpège qui conserve toujours le dernier mot, sans qu’une production ébouriffante et lourdingue vienne étouffer le bois des instruments.
Jim White n’est pas à plaindre, il savait à quoi s’attendre en faisant appel à ces gens. Le « trip-folk » est un flirt sans lendemain, une union contre nature, qui, espère-t-on, ne produira pas de rejetons.