Jim O’Rourke est un petit cachottier. Il y a quelques semaines, alors qu’il s’étendait en interview sur son album Insignificance (Domino), il expliquait notamment : « Pour l’année qui s’est écoulée, j’ai sorti d’autres albums sur des labels plus modestes, des albums de pur bruit par exemple. Je continue à faire cela en parallèle, les gens ne le savent pas vraiment et c’est bien comme cela ». Se payait-il notre tête ? O’Rourke, en effet, se gardait bien alors de faire la moindre allusion à la parution quasi concomitante de son excellent I’m happy, and I’m singing, and a 1, 2, 3, 4 sur Mego. Composé de trois titres, ce nouvel album (bis) pourrait bien se résumer à un « tout ce que vous rêviez que la musique laptop fasse un jour sans plus vraiment l’espérer ».
Morceau clin d’oeil au minimalisme américain (Reich, Riley), I’m happy fonctionne sur une stratification de boucles que vient progressivement contaminer l’injection de nappes de basses. On y distingue ainsi une microstructure aux pulsations resserrées, s’enchâsser dans une macrostructure en sinusoïdes de plus grande amplitude et de plus faible fréquence. Savant mais spontané, exigeant mais mélodieux : on succombe. And I’m singing est quant à lui un véritable système de vases communicants, où chaque partie recèle les germes de celle qui lui succède. L’empilement initial de samples de piano, de timbres, se liquéfie peu à peu, l’harmonie des couleurs se brise à mesure que la machine s’emballe. Sur une rythmique guillerette, O’Rourke nous entraîne sur le dancefloor au son d’une jolie mélodie pop et excentrique. La parenthèse se referme par un charivari de timbres et d’arpèges fragmentés de guitare acoustique.
Bien loin de la cyclothymie des deux premiers morceaux mais en en reprenant cette écriture qui noie toute ligne de fracture, And a 1, 2, 3, 4 est une longue pièce, lente et homogène, à la tessiture plus réduite, qui rappelle l’abyssal A Young person’s guide to drowning (Disengage, Staaltape, 1992). Comme un corps perdu dans les profondeurs marines, le morceau en explore le vertige, la noirceur, avec des samples de cordes. Mais par ses nombreuses modulations de sons (notamment de bois) et ses imperceptibles inflexions, il finit par montrer dans sa seconde partie le chatoiement de la surface de l’eau, les mille reflets d’argent qu’un plongeur pourrait observer en levant les yeux. De manière saisissante, O’Rourke parvient ainsi à restituer à coup de clicks, l’humanité, la fragilité qui traversait ses pièces analogiques antérieures. Comme Fennesz sur Endless summer, O’Rourke mobilise les ressources du Powerbook pour capter la chaleur d’émotions fugaces. Le titre même de l’album ne donnait-il pas d’ailleurs le la ?
On peut comprendre O’Rourke lorsqu’il admet très bien s’accommoder de ce que les gens n’ont pas toujours connaissance de ses disques réputés moins « évidents ». Mais une chose est sûre : que l’intéressé refuse d’en parler par modestie ou pour qu’on lui foute la paix, et ces mêmes « gens » devraient être de moins en moins nombreux à ignorer certaines de ses activités parallèles. Car en mariant si intelligemment exigence formelle et beauté immédiate, ce chef d’oeuvre en puissance aura vite fait de sortir du monde clos de la musique laptop, qu’il aura en même temps contribué à oxygéner.