« Pour moi, la Corse, c’est le brouillon du monde. (…) Chaque fois que je pars quelque part je me reconnais chez moi. » Ce propos de la chanteuse qui reconnaît à son île une position telle que, selon sa géographie du cœur et de l’oreille, « son centre serait partout et sa circonférence nulle part », peut à l’écoute de sa voix se doubler d’une signification temporelle. Le « brouillon », c’est aussi l’état antérieur du monde, sa matrice originaire et mythique. La force peu commune d’Amor’esca s’enracine sans aucun doute dans cette qualité unique de la voix de Jacky Micaelli, une voix d’avant les divisions, une voix brûlée du feu élémentaire à laquelle adhère, non pas une terre, mais la terre, sa croûte primordiale, qui souffle les vents du large et ruisselle des eaux de la vie. Empédocle fait femme, elle a su fondre en un métal unique non pas seulement des traditions venues des quatre coins de la Méditerranée, mais aussi l’amour et la revendication, l’imprécation et l’élégie, la légende, la berceuse et la fable enfantine ; trouver un ton, un timbre, des accents qui, sans composer, expriment uniment tout cela. Douce et ferme, pénétrante, arquée mais souple, vibrante et tenue haut, cette voix peut tout, exige tout et l’obtient.
Jacky Micaelli a mis par le passé ses moyens exceptionnels au service de l’ensemble Organum de Marcel Peres comme de Iannis Xenakis ; on l’a vue auprès d’Higelin, de Jean-Paul Poletti, de Khaled ou encore à la Scala de Milan ; le jazz n’a pas eu à se plaindre de cette impératrice inespérée : il s’en souvient aujourd’hui. De la façon la plus simple et la plus stylée. Les rameaux secs des mandolines, la palme large de la contrebasse tressent à la voix qu’elles portent un berceau indolent. Les arrangements de Patrick Vaillant balancent avec souplesse vers un horizon large parfumé d’herbes sèches, de cailloux et d’écorce où se résume et s’unit le fonds méditerranéen. Charme, âpreté, sensualité tendue sous des dehors tout de pudeur et de simplicité, la musique est juste. Constamment juste. Denis Fournier lui a donné un pied de gazelle, et Bernard Santacruz, l’échine d’un chameau. On reviendra souvent à ce mirage d’une parole vraie en nos déserts croissants.
Jacky Micaelli (chant), Patrick Vaillant (mandoline, mandole, mandoloncelle, arr.), Serge Pesce (guitare « accommodée »), Bernard Santacruz (contrebasse), Denis Fournier (dms, perc). Pernes-les-Fontaines, 2001.