L’un des plus fameux big bands européens, celui qui depuis quelques années s’est taillé un succès public enviable tout en jouissant d’une fameuse cote d’amour auprès de la critique spécialisée, supplantant en quelque sorte son homologue viennois, l’Italian Instabile donc, vient de fêter son dixième anniversaire. Après un décevant double album live chez Leo (Italian Instabile Festival, Pisa, dec. 1997), voici un orchestre en meilleure forme, plus percutant, plus conquérant, vitaminé. On ne dira pas que la présence d’Enrico Rava et d’Antonello Salis rehausse une phalange déjà composée comme un all-stars de la scène transalpine, mais leur apport est certain. Si la contribution du premier semble se borner à des solos d’une excellente facture, la présence de l’accordéoniste sarde ajoute véritablement une couleur et des possibilités nouvelles. On retrouve deux compositions déjà présentées en version courte dans l’album précité. La Scarlattina de Trovesi propose une mosaïque bariolée fondée sur des juxtapositions de danses et de rythmes, populaires ou non, et une structure à tiroirs qui font la part belle aux oppositions de registres. Des têtes folles émergent d’ensembles un peu débraillés qui situent l’orchestre dans une tradition plus proche de feu le Brotherhood of Breath que du Vienna Art Orchestra. Coupée en tranches par un bref refrain au piano seul, cette fantaisie rend hommage à celle, débridée, de l’illustre claveciniste Domenico Scarlatti. L’Espagne, où vécut celui-ci, se retrouve en filigrane dans Litania sibilante (Schiaffini), l’autre reprise de ce programme où le solo de trompette évoque clairement les Sketches of Spain de Miles Davis et Gil Evans. Comme dans Scarlattina et Sequenze fughe (Damiani), l’orchestre verse d’une musique à une autre, d’une histoire à une autre, attestant par là que ce nom d’Instabile revendique une esthétique de la fluctuation qui tiendrait le milieu entre les partis extrêmes du continu et du discontinu. Cela s’illustre particulièrement dans la pièce de Paolo Damiani, l’élu tout neuf de notre ONJ. Des formes classiques, fugues et canons, varient les plans, les superposent en jouant sur les timbres et les couleurs, franches ou pastel, faisant jaillir les tons les plus vifs sur des fonds sourds de tubas et de trombones.
Usant comme un photographe de différentes focales, misant sur les variations de profondeur de champ, Damiani creuse ainsi l’espace sur une pédale de basse avant de le dégager complètement pour mettre à nu un duo de soprano et de baryton, qui fait place au contrepoint libre de deux ténors, rejoints à leur tour par les précédents pour un ensemble de saxophones, que l’orchestre entier avale enfin. La richesse des dispositifs compositionnels ne produit pas néanmoins l’effet d’une écriture savante car l’orchestre, plutôt que de se fondre en une voix lisse, sonne comme la somme des voix particulières d’un chœur populaire. Hormis M 42 (Mandarini) et une version à l’iconoclasme éventé de Lover man, c’est Herr Fantozzi (Minafra) qui assume pleinement cette veine farcesque de la commedia dell’arte. Le trompettiste, qui voudrait tant faire oublier l’image d’une Italie réduite au capuccino et à la pizza, s’installe pourtant -avec bonheur, faut-il le dire- dans cette postérité de Nino Rota qui fleure bon le terroir. Riffs et claudications sur deux temps supportent une voix qui s’emballe comiquement dans le mégaphone en une parodie de discours fasciste qui n’est pas sans susciter des images d’Amarcord. Un beau solo d’Antonello Salis se signale par une parenté flagrante -désinvolture et musicalité, lyrisme et discours haché faisant bon ménage- avec Bernard Lubat accordéoniste. Associant certaine recherche formelle à une bonne humeur décontractée, l’Italian Instabile sait se rendre attachant comme le pendant sudiste de ce que fut le Kollektief de Willem Breuker.
Eugenio Colombo (ss, fl), Gianluigi Trovesi (ss, as, cl), Mario Schiano (as, ss), Daniele Cavallanti (ts), Carlo Actis Dato (bars, bcl), Enrico Rava, Guido Mazzon, Alberto Mandarini, Pino Minafra (tp), Giancarlo Schiaffini, Sebi Tramontana, Lauro Rossi (tb), Martin Mayes (frhn), Renato Geremia (v), Umberto Petrin (p), Antonello Salis (acc), Paoilo Damiani (cello), Giovanni Maier (b), Vincenzo Mazzone, Tiziano Tononi (dm). Rome, 6-8 mars 2000.