Oh, le bel événement ! Russell Haswell, énorme activiste digital noise si rare (un seul album solo, Live Salvage 1997-2000, sur Mego), et Florian Hecker, certainement le plus important musicien de notre ère aux avants postes de la recherche en musique électronique « générative » (comprendre, générée par des logiciels), fraîchement débarqués d’une résidence au CCMIX (Centre de création musicale Iannis Xenakis, basé à Alfortville), sortent ce Blackest ever black immense sur… Warner Classics ! Coïncidence, via l’institution où est née le monstre, ou conséquence d’un DA vraiment audacieux – on trouvera à lire sur le site de la major, dans une news consacrée entre autres à Daniel Barenboim, que cette dernière est « fière de continuer à afficher ses affiliations avec la musique la plus importante et la plus ambitieuse crée dans le monde de la musique classique d’aujourd’hui » ? On est en tout cas aux anges d’entendre une grosse tranche de musique aussi radicale et, on est bien d’accord, importante, défendue, reconnue dans un tel contexte, ou, en quelque sorte, regarder deux mondes qui se côtoyaient jusqu’alors dos-à-dos, celui de la musique contemporaine officielle et celui de la musique électronique expérimentale « de la rue », enfin communiquer autrement que par la citation ou des horizons, propos ou matériaux sonores, communs.
Façonné intégralement dans la version la plus récente de l’UPIC, « Unite Polyagogique Informatique » de génération de son par l’image (« le système est composé d’une tablette de dessin de la taille d’une grande feuille de papier, qui permet à l’utilisateur de faire instantanément une composition sonore en utilisant ces éléments graphiques »), élaborée dans les années 70 par Xenakis et les chercheurs de son CEMAMu, Blackest ever black tient son titre adéquat de la nature salace, cradingue des documents visuels soumis à la machine par les deux musiciens. Erotica, photos des attentats du métro de Madrid, « porno culinaire (desserts français », des vues microscopiques de la surface la plus noire jamais produite par l’homme (vingt-cinq fois plus profondes que la peinture noire), développée par des scientifiques anglais pour augmenter les performances des télescopes, ou encore une série de dessins pattern hyperdenses, inspirés par Sol Lewitt : voilà les origines visuelles incertaines des neuf heures de matériaux sonores générés qui ont servi à composer cet énorme polyptique en quatre parties et un million d’épisodes soniques.
Comme toujours chez Hecker, qui ne « mélange » jamais deux sources autrement que par la stereo, l’oeuvre est entièrement dévouée aux services des matières brutes qu’elle manipule amoureusement, pour affoler les sens. Le résultat, énorme patchwork en spirale, est ainsi prodigieux à plus d’un titre. On y entend des bourdons furibonds, presque wagneriens, s’engouffrer dans les molécules de leur propre matière, des masses de laves électroniques aux proportions dantesques dévaster des havres de silence, des atomes de bruit multicolore palpable se propager en étendues mousseuses à même la membrane des enceintes, ou encore des fréquences de cloches sinusoïdales accélérer au point de figurer, dans l’oreille, la vitesse de la lumière. Et puis, on y décèle aussi, dans quelques rengaines de fréquences déchiffrables, un « thème » affolé, instable, figurer, interpréter la funeste thématique qui est l’origine et l’horizon de l’œuvre, comme si les images sordides avaient proprement influencé, lyriquement, la musique qu’elles allaient faire naître. On s’en était rendu compte à plusieurs reprises ces dernières années, au détour d’un Palimpsest énorme avec Yasunao Tone (Mego) ou d’un Recordings for rephlex hallucinant: personne, dans l’univers de la musique électronique actuelle, académique ou souterraine, ne produit ces jours une musique électronique plus souveraine, plus ébouriffante, plus puissante, que Florian Hecker. Ce nouveau monument de bruit « DDDD » (produit, enregistré, généré, gravé) à la radicalité désespérée, est une nouvelle occasion de s’en rendre compte, dont acte imploré, immédiat, obligatoire !