Voici un aspect moins rebattu peut-être du jeune Haendel que celui qui s’illustre dans les opéras qui ont fait son succès. Les cantates italiennes de la période romaine sont des pièces pourtant particulièrement intéressantes dans la mesure où elles tiennent un rôle non négligeable dans le processus de maturation compositionnel de Haendel. On sait qu’il n’hésita pas à se parodier à de nombreuses reprises, piochant allègrement dans ce réservoir à idées que furent les cantates de sa jeunesse pour les retravailler et les développer en fonction de l’œuvre nouvelle à servir. Comparées aux grandes pièces monumentales que sont les oratorios ou les opéras, ces pièces sont de dimension nettement plus modeste. Ecrites généralement pour une voix et basse continue, certaines peuvent néanmoins requérir un orchestre complet devenant alors des sortes d’opéra pour voix seule permettant aux auditeurs romains qui en étaient privés par bulle papale de jouir néanmoins de leur passe-temps favori : l’amour du beau chant. Parmi les quelque 120 à 130 cantates, Marc Minkowski a choisi d’en présenter trois de la prime jeunesse.
Haendel aquarelliste et Minkowski coloriste s’allient pour nous offrir un feu d’artifice. Le premier n’hésite pas à confier de longs solos à différents instruments, le second, en choisissant délibérément ces trois cantates, s’efface derrière les magnifiques musiciens que sont les solistes de son ensemble et nous livre un voyage musical en forme de carte de visite pour chaque instrumentiste : ici le hautbois de Yann Miriel (Ouverture), là le violon de Anton Steck (Un pensiero voli in ciel), là encore le violoncelle de Balazs Maté que l’on connaissait déjà comme pilier de l’excellent Quatuor Festetics (Per te lasciar la luce), la flûte à bec de Sébastien Mark (Lascia ormai le brune vele), la viole de gambe de Juan Manuel Quintana enfin, assez inhabituelle dans ce répertoire (Tra le fiamme) ou le très virtuose Voli che l’aria chi si puo volare. Minkowski montre également son art de la coloration dans le travail subtil fait autour du continuo : tantôt léger et limité à un ou deux instruments quand il s’agit d’accompagner des humeurs mélancoliques ou lymphatiques, tantôt large et fourni, avec une véritable armée qui entre en lice (pas moins de sept musiciens, tous excellents) pour soutenir le caractère colérique ou sanguin d’une Cloris pleine d’ambiguïté ou d’une Lucrèce au désespoir chargé de haine, mettant ainsi en avant toute la charge émotionnelle des passions si typiquement baroques qui animent les héroïnes de ces cantates. Jamais les effets rhétoriques dont cette musique est pétrie n’auront été aussi bien servis : les silences assourdissants qui suivent l’injonction de Cloris (Ferma -« Arrête ton pas ») ou le bourdonnement des basses dans la descente aux Enfers (Si si rapida io scendo), les exclamations (Ah Tirsi crudel), enfin le Perché de Per te lasciar la luce sont d’une puissance expressive tout à fait étonnante. Mais enfin tout ce magnifique travail serait vain sans la prestation de Magdalena Kozena en tous points remarquable : égalité de la voix dans tous les registres, expression toujours juste, raffinée et retenue ou tout au contraire explosive et virulente selon le contexte. La virtuosité de ses vocalises n’est jamais démonstrative et prend toute sa valeur dramatique. Et là où d’autres n’hésitent pas à se mettre en avant, Kozena s’efface pour mieux servir le rôle qu’elle incarne.
Delirio amoroso HVV 99, La Lucrezia, HVV 145, Tra le Fiamme, HVV 170.
Magdalena Kozena (mezzo-soprano), Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski.