Gus Cannon n’enregistrera plus rien car il est mort. Il est mort, et quand bien même il serait vivant, il n’enregistrerait pas grand-chose. Un album en 96 ans, ça fait peu. Et encore, c’était un coup de la maison Stax, qui l’invitait en 1963 à rejouer sa chansonnette Walk right in, écrite dans les années 30 mais qui, reliftée par les Rooftop Singers, crevait alors le Top 10. Retrouvant le bluesman, déjà bien vieux, le label l’envoie en studio en juin, lui proposant de fixer sur disque « ce qu’il a fait de sa vie ».
A 79 ans, au crépuscule d’une existence passée dans les carrières et les champs de coton de Clarksdale (Mississippi), les bordels louches et les studio miteux de Memphis, le bluesman prend le label au mot. Et refait la route à l’envers, rembobine 50 années d’une vie chaotique, s’assoit à côté du poêle sur lequel bout une théière et se met à frapper le sol battu de son pied nu. Dehors, un soleil immense brûle les champs de coton ou des dos noirs trimbalent des ballots blancs. Nous sommes en 1900 et Gus Cannon, alors âgé de 20 ans à peine, guette les mouvements de ce monde qu’il cherche à fuir, grattant des accords arides sur un banjo puisqu’il n’a pas de guitare. Puisque la guitare, même, n’existe pas encore dans ce coin-là. Le blues n’est même pas né et en l’attendant, on joue du jug, on recycle des cruches et des bassines qui, surmontées d’un manche à balai et d’une corde servent de basse, on souffle du kazoo sur des ragtime vivifiants et on fait de l’esbroufe, juste pour le show. Tout au long du disque, le vieil entertainer raconte cette vie avec force détails, cuts historiques et rires sonores noyés dans les années, écrasés par l’accent du sud. Par moments, il arme son banjo et décoche trois accords d’une musique festive, une forme de country-blues à la fois rustre et rapide backé par un washboard. Des chansons de bal, de soirée, de bordel ou de travail, boursouflées d’une gaieté amère. Et puis s’arrête, et explique que ce riff a été écrit pour une jeune fille, celui-ci improvisée à la va-vite avant une soirée. Dans un éclat de rire, il en joue deux mesures, puis revient à ses explications. Atteignant Ripley, un peu plus au nord, il se fait embaucher sur un medecine-show, poursuivant des monstres et faisant le pitre, le visage repeint en noir pour faire plus noir, sur le spectacle itinérant d’un médecin qui vend élixirs et remèdes. Accompagné d’un guitariste et d’un harmonica, Banjoe Joe tourne dans ce circuit durant quinze ans, grave quelques galettes pour Paramout en 1928, ne se voit pas offrir un dollar et finit par claquer la porte. Il grimpe alors sur Memphis, capitale des rêves de la région. Là, les saloons The Monarch et le Panama Café accueillent toute la tristesse du pays. Tout le fric, aussi. Cannon y squatte les scènes des casinos et des bars à putes, ou ses Cannon’s Jug Stompers éructent un cru campagnard scié de coups de fouets, qu’ils gravent à l’occasion pour Victor. Ménestrel armé de chansons rudimentaires au rythme trottinant, il fait danser la ville au son de ses imparables It ain’t gonna rain no more ou Walk right in, qu’il reprend ici et dont les gimmicks doivent autant aux rythmiques noires qu’aux comptines du folklore européen. Inondant Beale Street qui fait de lui son héros définitif, Cannon, accompagné de l’harmoniciste Noah Lewis, baigne dans un quotidien louche, sniffe de la coke sur des tables de billards dans des casinos souterrains tenus par les Italiens, se trimballe avec un flingue et paie en cash. Il raconte, entre deux riffs cassés, l’atmosphère de ces soirées folles, lâche des anecdotes glaçantes qu’il recouvre d’éclats de rire, accompagné pour l’occasion par le jug de Will Shade, mentor du Memphis Jug Band, son rival de l’époque. Mais malgré les joies de cette vie nocturne, l’industrie appelle le peuple de ces bourgades vers le Nord, vers Detroit ou vers Chicago, ou l’on trouvera du travail dans une usine en métal. Ou l’on branchera sa guitare sur un ampli, aussi, pour changer la musique d’alors. Les années 30 marquent ainsi la fin d’une époque et Cannon disparaît, presque, jusqu’en 1963, lorsque les Rooftops Singers ressuscitent Walk right in. Alors, on se souvient de Cannon dans des vapeurs romantiques, Stax enregistre ce disque et Bob Dylan cherche à le rencontrer. Mais Cannon s’en fout, ne pigeant rien à ce cirque si ce n’est qu’il ne touche pas un rond sur la reprise des Rooftop Singers.
Traversé de violence, de tendresse et de joie de vivre, ce disque, qui tient plus du document que de l’album de blues, raconte cette histoire écrasée par des années passées à faire exploser de la dynamite dans les carrières du Sud, à parcourir les route et à dormir dans des cabanes, à se torcher au whisky et à régler ses comptes dans la rue. Témoigne en somme du quotidien d’un de ces bluesmen itinérants, comme il en a existé des milliers. Gus Cannon est mort en 1979, à l’âge de 96 ans, sans jamais avoir été payé par Stax.