Trop proches pour ne pas se comparer, trop éloignés pour rivaliser, les rappers de Philadelphie ont toujours plus ou moins vécu dans l’ombre de leurs voisins new-yorkais. S’ils vivent en direct les échos des dernières modes à surgir de l’asphalte de Gotham, captées sur les ondes des radios FM ou attrapées à la faveur d’un samedi après-midi passé dans la Grosse Pomme, il y a chez eux ce léger complexe du banlieusard, cette modestie d’élèves studieux désirant montrer par l’excellence aux cadors de la grande ville qu’ils sont aussi forts qu’eux. Et de fait, c’est souvent le cas. Schoolly D, le grand ancêtre, y a inventé le gangsta rap en 1985 (PSK, What does that mean ?), Jazzy Jeff y lança son rapper qui fera ensuite du chemin (The Fresh Prince, alias Will Smith) et les Roots y développèrent leur hip-hop organique jusqu’à leur cross-over consensuel, en 1999.
By Design, sorti par l’excellent label germano-underground Groove Attack, ajoute à cette liste le nom d’un petit nouveau, L. Taylor, alias Grand Agent. Dans le paysage local, son hip-hop méditatif est plus à placer du côté cool des Roots que de celui flamboyant du Schoolly D période Gucci time (même si ses ambiances mélancoliques et contemplatives l’éloignent de l’esprit festif du team de Rahzel). Manifestement porté sur l’introspection, ce rapper-là a de l’éducation : ses notes de pochette résonnent par moment comme des maximes de Ghost dog, et un petit essai dans le livret nous explique comment il a enchaîné logiquement les 15 titres de son LP, pour dessiner son propre parcours de MC à la recherche de lui-même.
Non, ne fuyez pas, pas de panique, c’est d’abord un disque de hip-hop. Les noms des nombreux producteurs invités par GA vous rassureront sur la nature du projet : c’est un catalogue de l’underground US, East Coast et West Coast confondues. Côté ouest, Kutmasta Kurt et M-Boogie, côté est, Lord Finesse et Hi-Tek. Chacun sert à sa manière le flow légèrement traînant de Grand Agent, construisant ainsi un album cohérent et varié.
Evidemment, c’est encore une fois Kutmasta Kurt qui emporte le morceau, lorsqu’il offre pour Every five minutes, le premier maxi extrait de l’album, ces rythmiques industrielles qui ont assis sa réputation depuis le milieu des années 90’s (on le retrouve, un peu plus en retrait, sur deux autres titres). De son côté, Lord Finesse donne un morceau à la sécheresse métronomique toute new-yorkaise, dans la lignée du son D&D (le studio-fétiche de DJ Premier, où il a été produit). Face à ces poids lourds, les morceaux produits maison (par GA lui-même et Chops) ne dépareillent pas : chœur acidulé sur The Man who could be king, inflexions soul sur Waughter, c’est en général du bon boulot.
Finalement, c’est paradoxalement la modestie et l’application de Grand Agent qu’on finirait par regretter : le hip-hop nous a tant habitué à ces personnages bigger than life, géniaux et brouillons -Flavor Flav, Ol’Dirty Bastard- qu’on est presque déçu quand se retrouve avec quelqu’un qui a l’air normal. Un soupçon d’ego-tripping en plus n’aurait sans doute pas fait de mal à cet album peut-être un peu trop sage.