Du clan des shaolins-rappeurs de Staten Island, il ne reste aujourd’hui que des morceaux de rimes éparpillés sur la chaussée, un Mc déformé signé en major et étouffé sous des impératifs commerciaux, un ange défunt et quelques b-boys écartelés entre la vente de crack et de maigres contrats signés avec de faux labels. Seuls GZA, qui publiait récemment avec Dj Muggs (Cypress Hill) le magistral Grandmasters, RZA, mage, conseiller et homme de son de cette équipée trouble et Ghostface Killah, héros hybride du cinéma asiatique et des dessins de Marvel, semblent tirer leur épingle du jeu. Et parmi ces trois survivants, Ghostface est sans doute le plus constant, le plus consistant et le plus original, trimballant derrière lui une brillante carrière solo rapidement entamée après le succès du premier album de Wu-Tang, Enter the 36 chambers, paru en 1993. Emaillée de disques brillants, produits en grande partie par RZA (Ironman, Supreme clientele, Bulletproof wallets…), cette discographie conséquente a défini la trajectoire d’un Mc à la psyché complexe, mariant dans le texte Sun-Tzu et Dr Doom, sagesse orientale et capitalisme moderne. Et en termes techniques, ce fantôme de la rime new yorkaise n’a rien à envier à personne, capable de rapper parfois au mépris des règles les plus basiques de la métrique rapologique sans tomber, pour décocher brusquement un chant qui épouse avec une approximation toute crackée les vapeurs soul qui soutiennent ses mots.
A rappeur d’exception, crédits exceptionnels, donc, et ce cinquième album, au moins sur le papier, ne faillit pas à la règle. Se croisent ici les tueurs réguliers de la production américaine, de Pete Rock au défunt Jay Dee, en passant par Cool & Dre, Just Blaze et le désormais célèbre Daniel Dumile aka MF Doom, qui tient lieu ici de RZA du nouveau siècle en posant plusieurs productions cloquées d’une soul aux samples effrontés. RZA, lui, est reparti en Asie et n’apparaît qu’en tant que rappeur sur l’excellent 9 milli bros, sur lequel il croise tous les autres membres du clan, y compris ODB. MF Doom, oui. Voilà des années qu’on entendait parler de la collaboration de ces monstres du middle-ground ultra-respectés. Mais on percute à la première écoute qu’MF Doom n’est qu’un branleur qui recycle ici des beats sortis durant ces dernières années, notamment ses fumants Special herbs, compilation d’herbes toxiques en forme de beats insolents. La déception, cependant, reste tempérée par l’éclat du résultat. Car il n’empêche que ces beats défoncent et que Ghostface y trouve un tapis harmonique à la mesure de ses techniques de chant approximatives, de ses intonations déglinguées par les bouffées de crack. Comme l’avait compris RZA, le flow chanté de ce Mc prend toute sa dimension lorsque le beat est gorgé d’harmonies, que l’émotion de samples choisis soulève les batteries. Les beats de Doom, traversés de vapeurs soul puissante se révèlent parfaitement adaptés à ce genre de cascades vocales. Crooner de rue, prêcheur défoncé, Ghostface s’embarque dans de soyeuses démonstrations chantées, même s’il retombe parfois un peu plus près du bitume que prévu. Belles intonations par endroits mais fausses notes souvent, comme sur 9 milli bros ou sur le jouissif Jellyfish, lorsque le fantôme use de techniques marginales, comme s’il tordait lui-même rythme et tempo au gré de ses cascades poétiques. Textuellement, la plume du maître ne fléchit pas et circule dans des espaces narratifs qui empruntent au la chaleur du cinéma autant qu’à la froideur de la rue (Kilo, R.A.G.U.), taillant un puzzle complexe traversé de skits impromptus, de cuts piochés dans une filmographie noire et de narrations du même acabit.
A l’exception de quelques flans R&B conformes aux sirops qui empoisonnent aujourd’hui jusqu’aux meilleurs albums de rap, ce prêche du fantôme le plus célèbre du rap américain s’inscrit dans la lignée des excellents Bulletproof wallets ou Pretty toney. Enserré entre un mixage hasardeux et des compressions aléatoires sur les voix, Fishscale est un gigantesque bordel qui maîtrise le son et l’image avec une même dextérité. Un disque urgent qui pue la rue comme un vieux Wu-Tang.