1993, sortie du premier album du Wu-Tang Clan « Enter the Wu-Tang (36 chambers) », le talent de Ghostface Killah et de la dizaine d’autres MCs du groupe américain éclate à la face du monde. 2015, force est de constater que le Wu n’est plus que l’ombre de lui-même après un médiocre sixième album (« A better tomorrow ») sorti à la fin de l’année dernière sur fond de rivalités internes. Pour autant, de nombreux MCs de ce groupe hors-du-commun poursuivent depuis longtemps des carrières solos : si certains semblent de plus en plus attirés par les sirènes d’Hollywood (RZA et Method Man notamment), d’autres comme Raekwon, GZA, Inspectah Deck et Ghostface Killah continuent – avec plus ou moins de succès depuis les années 2000 – leurs aventures musicales. Ghostface Killah est sans doute celui qui a la carrière la plus solide avec une douzaine de disques à son actif. Ce « Sour Soul », conçu avec le jeune trio jazz canadien BADBADNOTGOOD, sort quelques mois seulement après le recommandable « 36 Seasons ».
On connaît le goût de Ghostface Killah pour les albums concept – « Twelve reasons to die », sorti en 2013 avec l’aide du producteur Adrian Younge était présenté comme la bande-son d’un film d’horreur italien des années 60 – mais « Sour Soul » est né avant tout d’une discussion entre Mike Caruso, le sulfureux manager de Dennis Coles (le véritable patronyme de Ghostface Killah), et le producteur canadien Frank Dukes. L’idée est une rencontre entre un rappeur de la trempe de Ghostface et un « groupe live », chose qui d’après le très en vue Dukes (producteur de l’ombre pour Joell Ortiz, Danny Brown, 50 Cent, Eminem et Drake) n’avait jamais été pleinement réalisé. On pourrait sans doute trouver à redire à cette affirmation, le jeune Dukes ayant peut-être malencontreusement oublié la série de compilation « Jazzmatazz » conçue par le regretté Guru du groupe Gangstarr au début des années 90. Mais peu importe. Dukes pense rapidement à BADBADNOTGOOD, groupe avec lequel il a déjà eu l’occasion de travailler. La connexion est établie mais trois ans seront nécessaires pour peaufiner le disque, entre New York et Toronto.
L’histoire de BADBADNOTGOOD – ce nom crétin proviendrait d’un projet de spectacle humoristique qui n’a jamais vu le jour – est l’archétype des trajectoires fulgurantes des artistes des années 2010. En répète, les trois compères – chacun la petite vingtaine au compteur – se la jouent iconoclaste et reprennent autant des standards comme « Milestones » (Miles Davis) que « Lemonade » de Gucci Mane, roi indétrônable (et actuellement emprisonné) du rap actuel en provenance de Memphis. Ils poussent même jusqu’à reprendre du Odd Future et à poster cette session sur YouTube. Bingo, Tyler The Creator, le leader déjanté du crew de Los Angeles apprécie et retweete. Les vidéos sont vues des milliers de fois, le groupe rencontre Tyler, devient son backing-band officiel au festival Coachella en 2012 et publie trois albums entre 2011 et 2014 (deux sur Bandcamp et un sur Innovative Leisure, label américain fondé par deux anciens employés de Stones Throw) où les compos se mêlent à des reprises de Tribe Called Quest, Waka Flocka Flame, 2 Chainz, Gainsbourg et My Bloody Valentine. On pourrait leur prédire d’ores et déjà un futur à la Roots – devenu backing-band du « Tonight Show starring Jimmy Fallon » sur la chaîne de télé américaine NBC – mais ce serait mauvaise langue. Penchons-nous plutôt sur ce « Sour Soul ».
BADBADNOTGOOD (alias BBNG) a conçu des morceaux qui, bien qu’en gardant des aspects cinématographiques dans la lignée des deux derniers albums de Ghostface, entre blaxploitation et giallo, tentent aussi d’autres approches. Avec l’aide de Dukes – grand fan de Ghostface – BBNG a compris que plus leur musique se fait fine et discrète plus elle met en valeur le talent et la voix, reconnaissable entre mille, du rappeur de Staten Island. Dukes est allé jusqu’à fignoler des arrangements de cordes et de cuivres comme un clin d’œil à David Axelrod qu’il dit admirer autant que Peter Rock ou Dilla. On pourrait citer également le Marcos Valle de « Previsão Do Tempo » pour le côté latin et presque lounge mais aussi Barry Adamson et Lalo Schifrin pour souligner l’aspect soyeux (et même lubrique sur « Stark’s reality ») qui, bien sûr, tranche brutalement avec les rimes abruptes de Ghostface. Si ce dernier n’a plus la verve impressionnante de « Supreme Clientele » (2000) ou « Fish scale » (2006), il a tout de même de beaux restes. De délires à la Pablo Escobar (« Hoes in balloons, ODing off rice from Colombia » sur “Gunshowers”) à ceux d’un vieux mac à qui on la fait pas (« Cry me a river, bitch / Just want my cut of the money » sur « Tone’s rap »), il ne cache pas non plus sa récente conversion à l’Islam (« Keep your Quran handy, keep it close to your heart » dsur « Nuggets of wisdom ») sans tomber dans un quelconque prosélytisme mais conscient, à presque 45 ans, d’avoir tourné une page (« I used to rob and steal, now I make food for thought » dans « Food »). Les featurings de l’album sont excellents : Danny Brown et Elzhi de Detroit (respectivement sur « Six Degrees » et « Gunshowers »), Tree – MC prometteur de Chicago – sur « Street Knowledge » ou encore le mythique vieux complice MF Doom sur « Ray Gun » (les fans attendent toujours leur album commun, « Doomstarks »). Si au final le disque laisse un léger goût d’inachevé c’est avant tout à cause de sa courte durée et on ne peut que souhaiter que cette première collaboration en appelle d’autres.