Sur la pochette, aucun nom, aucun titre, aucun logo : juste une belle-de-jour exubérante dont la pâleur tranche avec un fond d’un noir profond. A bien y regarder, ce liseron semble pourtant fragile : ses fleurs à corolle diaphanes se voilent d’un filet sombre, en même temps qu’elles réfléchissent le jaune lumineux de son pistil. Le volubilis, en absorbant toute la luminosité du cliché, renvoie une lumière douce, une chaleur apaisante. La photo, prise par Sam Jeffers, le batteur de Fridge, n’est pas innocente. Elle reflète le son lumineux, tendre et chaud de Happiness, le quatrième album du trio londonien né en 1997, dont le nom n’aura jamais paru aussi ironique.
Etrangement baptisé « trio expérimental », Fridge, auteur de deux albums chez Output (Ceephax et Semaphore), de Eph chez Go!Beat (plus une poignée de singles et de remixes), est en fait le lieu de confluence d’influences musicales aussi variées que la house, le garage, le free jazz, l’electro ou le post-rock. Aussi n’est-il pas rare d’entendre dans la bouche de Kieran Hebden (guitariste de Fridge et fondateur de Four Tet), se juxtaposer sans crissement de dents les noms de Whitney Houston et de Nobukazu Takemura, de Basement Jaxx et de Mogwai, de Timbaland et de Sun Ra, sans parler des incontournables (côtoyés de très près ou de loin) Pharoah Sanders, Yo La Tengo, Godspeed, Pole et autres Fennesz. Loin d’être une tambouille, la musique instrumentale de Fridge parvient, ô miracle, à se mouvoir dans les airs et à traduire, de manière cohérente, l’ensemble de ses influences. Electronique et organique, aventureuse et mélodieuse, la musique de Fridge aime à faire plaisir mais n’aime pas les petites chapelles.
A la question de savoir comment ces trois jeunes gens enfilent leurs perles d’idées pendant que d’autres groupes collectionnent les colliers de nouilles, ils apportent un premier élément de réponse, en même temps qu’ils excitent notre curiosité : Melodica and trombone a été conçu à base de mélodica et de trombone, Cut up piano and xylophone (petit condensé des travaux de Steve Reich à l’usage des fainéants) a été joué depuis un piano…et ainsi de suite. Oui, seulement une fois renseignés sur les techniques et instruments utilisés, on ne comprend toujours pas comment Fridge réussit à créer une musique si personnelle. Car plutôt que de renvoyer à d’autres groupes, leur musique nous renvoie à des expériences, des tableaux, des paysages, des émotions. Tone guitar and drum noise (à écouter absolument au réveil, un matin où les rayons du soleil vous caressent le visage) est un pur instant de bonheur capturé, en suspension, cristallisé et développé sur près de cinq minutes : une guitare languide, quelques timbres clairs y croisent un mélodica nonchalant, pendant que des bruits de percussions s’entrechoquent frénétiquement au loin pour ne plus former qu’un tapis de sons liquéfiés. Les borborygmes lointains qui se marient aux voix de guitares arpégées de Long singing évoquent une radieuse ascension un matin calme sur les cimes, au rythme d’une percussion finissant presque par résonner comme un système respiratoire. A rapprocher vaguement de certaines ambiances éthérées de groupes de Glasgow, Five four child voice fait quant à lui s’entremêler, en une longue montée apaisée sertie d’une variété de timbres, lignes sinueuses de basse, harmonies de guitares et voix de bambins. Davantage rivé sur la terre ferme, Harmonics est un exercice de variations rythmées sur des harmoniques de guitare acoustique. Et si sa structure n’était pas aussi alambiquée, on avancerait bien qu’il s’agit là du morceau folk de l’album.
Le titre de l’album devait traduire la tonalité de la musique de Fridge, et l’état d’esprit de ceux qui lui donnent vie. Rien d’étonnant donc à ce qu’Happiness soit infesté de glockenspiels (Drum machines and glockenspiels), de timbres, de voix d’enfants, de guitares claironnantes. Rien d’étonnant à ce que l’écoute d’Happiness soit aussi apaisante. A l’image des rais de lumière pénétrant les intérieurs de Vilhelm Hammershøi, la musique de Fridge absorbe d’abord votre ouïe, puis propage une douce chaleur, irradie et berce vos oreilles de ses mélodies abstraites. On souhaite au groupe le succès qu’il mérite.