C’est un lieu commun de la critique de jazz, le genre de phrases qu’on retrouve immanquablement dans les chroniques lorsqu’il s’agit de parler d’un album de piano solo, a fortiori lorsqu’il est l’oeuvre d’un jeune musicien : il n’y a pas d’exercice plus acrobatique, plus dangereux et plus intimidant que le piano solo, nombre de musiciens s’y sont cassé la figure, la frontière y est infiniment ténue entre splendeur et joliesse, tension et emphase, inventivité et bavardage, détail et fioriture ; et puis, surtout, le danger est quasi permanent de sombrer dans l’insignifiance de piano-bar ou dans le nombrilisme satisfait. Reste que lorsque le talent est là, l’émoi est à la mesure de l’effort fourni : quelques uns des disques les plus émouvants et mémorables de ces dernières années, pour qui aime le piano, sont bel et bien des disques en solitaire (songeons simplement au somptueux Sketches of solitude d’Eric Watson, merveille d’entre les merveilles pour cinq minutes duquel on donnerait la plupart des disques entendus depuis). A 33 ans et après un parcours déjà remarquable (un premier album chez Dreyfus encouragé par Michel Petrucciani, un deuxième prix au Concours Martial-Solal, des rencontres avec Wynton Marsalis ou Steve Grossman plus, pour le plaisir, une Victoire de la Musique l’année passée), Frank Avitabile se lance à l’eau en quatorze morceaux sous la bannière d’un titre qui résonne comme un slogan et une devise : « just play » (sans point d’exclamation, mais on est tenté d’en ajouter un). D’entrée de jeu, on est séduit par l’équilibre et la mesure d’un musicien qui sait n’en pas faire trop, même lorsqu’il se laisse aller au plaisir de la vitesse et de la virtuosité (le très vif My romance, de Rodgers et Hart) ; l’univers d’Avitabile se situe au carrefour de la grande tradition jazz (Jarrett, Powell, Solal) et, sans doute, d’influences plus classiques (il n’est pas rare qu’on songe à Debussy), sans que ne transparaisse vraiment son intérêt pour les musiques expérimentales (chercheur en mathématiques, Avitabile a eu l’occasion de se confronter aux abîmes de réflexion ouverts par les investigations théoriques d’un Xenakis ou de se frotter aux recherches des gens de l’Ircam). Les trois reprises (Rodgers et Hart, donc, Smile de Chaplin, Parson et Philipps et, en conclusion, Nature boy d’Eden Abhez) valent l’écoute, mais les moments les plus admirables de l’album sont peut-être certaines compositions envoûtantes du pianiste, notamment l’entêtant Memories, le sautillant Smile et le magnifique Dreamland (où l’on pense un peu à Trailer park ghost, une pièce en solo de Brad Meldhau). Bref, le pari de Just play est gagné. Just listen.
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