En janvier 1998 une tempête de neige paralysa une grande partie du Québec et de l’Ontario, le cœur du Canada politique et industriel. Ce cataclysme naturel se doubla d’une tornade médiatique. Information, dramatisation, récupération forment le cycle infernal dans lequel se trouve pris aujourd’hui, dans notre civilisation cybernétique, tout événement, fût-il naturel. Surtout s’il est naturel. Une tempête de dimension un tant soit peu exceptionnelle constitue un excellent analyseur de nos sociétés construites sur la rationalité technicienne et l’oubli ou le refoulement de la nature. Quelques degrés de plus ou de moins, quelques centimètres de neige déconstruisent plus sûrement leur fonctionnement qu’une réflexion savante. Frappé par le délire médiatique et son exploitation politique dans le contexte québeco-canadien, toujours explosif, qui entoura ce scandale naturel, François Houle, musicien pensant, a tenté de rebondir « à froid », quelque deux ans plus tard, sur les vestiges de cet emballement collectif, armé de sa clarinette et des moyens dont dispose maintenant tout instrumentiste au fait des technologies actuelles. Car il y a là tous les éléments pour un vaste travail sonore : la neige est un matériau passionnant, qui filtre, absorbe, modifie profondément les perceptions. Tout un imaginaire y est relié : la pureté côtoie le sentiment de la mort, la sérénité fait bon ménage avec la prescience du danger. L’oreille, aiguisée par la qualité du silence devenu tactile, retrouve son statut archaïque d’organe de la peur. A cette mythologie acoustique répond la prolifération du discours médiatique qui la prend en otage : affolé, pragmatique, idéologique, contradictoire surtout, il se nourrit comme un cancer du vide soudain créé dans l’espace physique. Le traitement électroacoustique et l’utilisation du montage-collage s’imposaient comme la manière adéquate de rendre musicalement compte de cette tension entre une matière brute, une physique du son, et sa captation, son appropriation sociale, sa réorganisation discursive, sa restitution critique, enfin, en une forme complexe où se trouverait déployé le réseau de ces implications. La manipulation du réel par le montage-collage médiatique servira de modèle au traitement de la réalité sonore. Le musicien s’en détache et la reconstruit selon un prisme qui n’obéit plus qu’aux lois et aux perspectives qu’il s’est choisies pour se libérer des contraintes du matériau.
Le résultat de ces investigations s’étend sur près de deux heures. La première partie, Au coeur du litige, utilise largement les commentaires des informations radiotélévisées. Leur ton dramatique ou détaché, la charge des mots font contrepoint à la clarinette ouatée de François Houle, elle-même mise en abyme par le traitement électroacoustique et l’utilisation des « techniques étendues ». En héritier de Jimmy Giuffre, il suggère de splendides mélodies fuyantes ou suspendues au souffle, mais en contemporain de Xavier Charles (par exemple), il exploite toutes les possibilités d’un tuyau de bois muni de tampons de feutre et de clés de métal. Amplifiés, retraités, ces cliquetis, feulements et sifflements d’une infinie variété composeront, à partir d’une source presque unique, un concert de voix qui diffracte l’ »événement » et tire de lui ses prolongements labyrinthiques. Tout concourt à la création d’un espace panique dont les plans se multiplient en couches de densités variables. Dans cette réalité stratifiée, Blinks (qui dit ensemble la furtivité et la précision du coup d’œil et de l’aperçu) propose autant de « coupes », d’aménagements compositionnels qui accueillent bientôt guitare, basse électrique et percussions, rejoignant les parages de langages plus marqués mais à la manière, dirait-on, d’un archéologue, avec distance et détachement. Des pulsations semblent battre sous une enveloppe de glace (Brace, Ice), des sons se croiser, errants (Skronk I), des cristaux tinter dans leur chute aléatoire (Période monochrome très proche du Rain de Lacy), un chant s’éprouver aux solitudes résonantes (Snowbird), tandis que grésillent les câbles porteurs de tous les bruit du monde sous leur gangue de givre (Watt). L’objectivité d’un paysage cryogénisé, son reflet fragmenté dans le miroir cathodique passent ensemble sous le scalpel d’un regard scrutateur et patient. Une œuvre dense, profonde, ambitieuse et fascinante.
François Houle (cl, prep. p, fl, electronics, vcl, bandes, montage sonore, comp.), Ron Samworth (elg, vcl, electronics), Chris Tarry (elb, vcl, electronics), Dylan van der Schyff (dm, electronics) – Sheila McDonald (vl), Paul Dolden, Shawn Pierce (enr. additionnels, traitements électroacoustiques), Thérèse Champagne, Robert Zajtmann, Paul Shatto (vcl), Nicole Brossard (lectrice) + guests : John Korsrud (tp), Tony Wilson (elg), Dan Gagnon (platines, sampling), Catriona Strang, Nancy Shaw (lectrices). Enregistré au Radio Canada Studio 12 de Montréal les 19 et 20 octobre 1998.