Dans le sillage de quelques pionniers des années soixante -au nombre desquels il faut compter Coltrane-, des musiciens de jazz en assez grand nombre prirent le chemin de l’Inde pour puiser un second souffle en ses traditions musicales. L’effet de retour fut recouvert par le beat impitoyable des années 80, mais perdura jusqu’à resurgir, une génération plus tard, porté par le « courant » de la world music. Il faut donc relativiser l’originalité du dispositif consistant en l’adjonction d’une clarinette basse à un sitar et des percussions dominées par les tablas (citons, après Eric Dolphy soi-même et Perry Robinson par exemple, l’excellent ensemble Natraj, un quintette dans lequel officie Phil Scarff au soprano aux côtés de Mat Maneri aux violons et du tablaïste Jerry Leake). En Italie donc, Flavio Minardo, guitariste de jazz à l’origine, a su, en compagnie du clarinettiste de formation classique Simone Mauri, trouver une voie convaincante pour se libérer du poids des langages pré-constitués. Ritournelles séduisantes, mélodies douces, voire enjouées, répétitions répondant au pur principe de plaisir, agrément des timbres complémentaires, bois et métal, pince et souffle, mélange doux-amer, tout s’équilibre sur la pente du charme.
Si les mélodies reposent sur un fondement modal, un jeu non orthodoxe au sitar permet d’échapper au piège de la confrontation aux traditions : l’Inde n’est plus présente ici qu’au titre de référent vide. Son legs repose davantage en un éthos, une temporalité, qu’en des caractéristiques strictement musicales, acoustiques et techniques qui sont pourtant ce que l’oreille retient d’abord. Plus qu’un brouillage des pistes -avec ce qui pourrait s’y attacher de volontairement retors, d’éventuellement polémique à l’égard des idéologies de l’authenticité comme de celles du métissage nécessaire-, il est fait ici un usage flottant de la référence (jusqu’à une citation de la Fantastique de Berlioz). Minardo et ses complices ont tout misé sur le libre jeu au sein d’une chaîne qu’on pourrait dire métonymique, dans laquelle tout élément sonore conduit d’un ordre à un autre. La guitare sonne comme un sitar, le sitar est joué guitaristiquement, les tablas s’acoquinent à un attirail hétéroclite, et de ce simple fait, l’Inde débouche sur l’Irlande, le Pakistan sur la Syrie au gré d’une cosmologie auriculaire qui est celle des nouveaux citoyens du monde, urbains et voyageurs. Mais pour réussir vraiment son pari, qui est d’une haute ambition, une musique qui évoque des langages et des lieux tout en ne cessant de les démentir se prive à la fois des secours du code et de la tradition : il lui faut d’autant plus de force pour s’affirmer au-delà de tout contexte. Ce qui manque en fin de compte, ce sont des solistes qui puissent vraiment porter ces intuitions à leur point de combustion subjectif par-delà l’agrément passager. Quand Mauri s’empêtre dans le passage swingué de Molto folk, quand on surprend le défaut d’un grand improvisateur dans Bad brother, on mesure la réelle difficulté de l’entreprise comme la puissance créatrice d’un Don Cherry qui sut lui donner corps.
Flavio Minardo (ac guit, sitar), Simone Mauri (cl, bcl), Federico Sanesi (perc, tabla).