L’été 2014, s’il a existé, a un pied dans la tombe. Nous en revenons tout frais, concentrés sur ce qui lui succèdera, tout en gardant un œil sur ce qu’il aura été musicalement – surtout une succession de non-événements. Cet été 2014 ne fut malheureusement pas celui du comeback de Los Del Rio. Aucune nouvelle de Corona. Lou Bega est aux abonnés absents. Il faut bien se rendre à l’évidence : le tube de l’été est, à l’instar du Sénat ou d’Intervilles, une institution moribonde. Qu’y a-t-il à retenir de cette maigre estive ? Un disque, surtout. Un disque qui souffle de l’air frais dans le barnum du Rn’B. Une vraie voix, de l’audace, du love bien moite avec des neurones autour. Avec son premier LP, FKA twigs propose vraiment quelque chose de frais, sinon de nouveau.
Tahliah Barnett, 26 ans, ne nous est pas totalement inconnue. On a vu la Londonienne faire sa backup dancer biatch dans un clip de Kylie Minogue ou dans un autre de Jessie J, où elle avait l’air de s’ennuyer à périr (une expérience dont elle parle dans « Video Girl », issu de son premier album sorti cet été, LP1, chez Young Turks). Puis on l’a vue s’émanciper dès 2012, dans les vidéos illustrant ses propres compositions – car la biatch est aussi productrice et musicienne – une fausse biatch, donc. Au lieu de se vautrer, comme tout un chacun, dans l’imitation crasse des pachydermes du Rn’B de son temps (Beyoncé, Rihanna, etc), Tahliah Barnett préfère retenir les leçons des dernières divas du XXe siècle : Beth Gibbons, et surtout Björk, dont elle biberonne l’imagerie synth–self-portrait jusqu’à la lie, au point d’en livrer une version fidèle mais plus soul dès son premier clip : « Weak Spot ». Tout y est : puisque c’est elle le sujet, on ne verra que son corps. Mais puisqu’elle fait de la musique électronique un brin maligne, son corps sera l’objet de triturages numériques, comme chez la cantatrice islandaise. Adieu aux clichés RnB ? Aloha à ceux de l’indietronica ? Le premier album de FKA twigs ne tranche pas, et préfère au contraire faire mousser le dilemme.
EP 1 et EP 2 ont fait leur petit effet. LP1 était donc attendu par tout le monde. Pourtant, son disque n’a semble-t-il déçu personne. Elle est donc entrée dans la cour des grands du Rn’B, bien qu’issue de la scène indépendante, comme Caroline Polachek (de Chairlift). Et on ne s’étonnerait pas si, comme cette dernière, elle finissait par produire un morceau pour l’ogre du Rn’B mainstream mais inventif : Beyoncé. On ne s’inquiète donc pas trop pour FKA twigs. Vraiment pas.
Pour résumer, FKA twigs a tout compris. La voilà promise à un avenir formidable. Oui, mais bon : est-ce mérité ? Sur la foi de son premier LP, oui, en grande partie. Parce que ce disque a beau manger à un certain nombre de râteliers bien connus (Björk donc, mais aussi Sade ou Portishead), il n’en reste pas moins cohérent et personnel. LP1 s’écoute d’une traite. On y entend l’histoire d’une jeune femme que des mésaventures amoureuses ont laissée amère, sur une musique sophistiquée, souvent étonnante, voire inédite pour le genre du Rn’B. Si le tempo est lent, comme il se doit, les rythmiques sont alambiquées, les harmonies savantes. Le tempo fluctue au sein même d’un morceau, tout comme les références : en plus de celles qu’on vient de citer, on renifle ici l’influence de Prince, là celle d’Enya (les premières secondes de « Closer »). Mais surtout, la texture sonore de LP1 relève autant du glitch que de la soul. FKA twigs est au Rn’B ce que Shabazz Palaces est au rap : un alliage chaud et froid, entre musique black et expériences synthétiques, abstraites, comme du Neneh Cherry produit par Alva Noto. Barnett a beau travailler ses sons et raffiner ses compositions, elle n’en oublie pas pour autant d’être efficace : les refrains sont imparables et rappellent toute la noblesse de l’art de composer un tube sans être vulgaire. L’alchimiste FKA twigs excelle à cet exercice, et nous gratifie de véritables gemmes, comme « Lights On », ou « Two Weeks ».
En somme, FKA twigs allie, avec LP1, Rn’B et IDM, dream pop et soul music, musiques froide et chaude, fun et low, musiques live et numérique. Bref : dans le sillage des explorateurs majeurs que furent Prince, voire Tricky dans une moindre mesure, elle trouve sa voie dans la fusion des contraires, dans le contact entre le fil vert et le fil rouge. Et elle n’est pas loin de faire exploser la bombe.