Le raclement du couteau sur un os de renne, la flagellation du rameau de bouleau, la préparation les piirakka, ces délicieux petits pains fourrés : voilà les bruits de la vie, secs, peu démonstratifs, à l’image d’un peuple que Jacques Erwan approche d’un micro toujours juste (voir notre chronique : Madagascar, l’île où les ancêtres sont rois). Une façon de rappeler que la musique se détache sur le fond bruissant de la vie. La neige crissant sous les pas, le tintement des cristaux dans l’air vif de l’hiver, l’écho mat de l’immense forêt nordique, le clapot d’un lac forment une petite part représentative d’un univers unique qui est la Finlande même, longtemps oublié aux marges de l’Europe. La réduire aujourd’hui au miracle Nokia, c’est encore la méconnaître. Bien venu donc ce cd courageux qui fait suite à deux autres chez Buda.
Nombreuses y sont les voix solitaires, comme pour dire l’isolement, le retrait, celui d’une nation discrète qui lutta farouchement pour une terre belle mais difficile, mais aussi celui des hommes perdus au sein d’une nature sauvage dont ils subissent la loi. Trois régions sont représentées. La Laponie, terre des derniers » Indiens » d’Occident, possède une tradition vocale singulière, le joik. Davantage un instrument de relation aux hommes et aux dieux qu’une forme réellement musicale, il condense en peu de mots, et nombre de syllabes dépourvues de sens, un état mental, une aspiration, une évocation du quotidien selon des codes précis mêlés à l’improvisation. Cette miniature rude et laconique toujours à l’adresse de quelqu’un est ici rénovée en un style personnel, condition de survie de ces vestiges d’une culture orale menacée. Par le le’udd un Skolt (une population venue de Kola) incarne littéralement l’aigle auquel il s’identifie d’une voix impressionnante, tremblante et profonde, possédée. Mais la situation est intégrée au le’udd : Jaako Gauriloff présente sa culture aux Français. En abordant la Carélie, la partie Est de la Finlande dont l’essentiel fut annexé par les Soviétiques, on touche au cœur de son imaginaire : c’est la terre des mythes par excellence, celle du Kalevala. Son instrument roi est le kantele, cithare millénaire en bois de pin sur laquelle se chante l’épopée nationale. Ses notes cristallines sont comme l’eau vive. On enseigne son art dans les écoles, et l’instrument résiste au violon qui faillit le supplanter. Celui-ci partage avec l’accordéon les faveurs des musiciens populaires qui sacrifient aux polkas et autres valses avec une simplicité dépouillée mais chaleureuse qui décline sur tous les tons une même ferveur. Les voix de tous âges et de toutes natures qui parsèment cette anthologie en sont la meilleure preuve. Celles délicieuses de ces enfants de Kaustinen, enjoués et pleins de morgue ; celle, tremblante, émouvante, de Martta Kuikka lorsqu’elle interprète la chanson d’Ilmarinen, le forgeron du Kalevala, sur un mode chanté-parlé, ou bien accomplit avec retenue sa fonction de pleureuse, nous plonge au fond des âges ; celle encore du maître chanteur et bûcheron Erkki Rankaviita, solennelle et appliquée, une voix qui pointe que la Finlande est l’un des pays qui fournit à l’opéra le plus grand nombre de chanteurs d’envergure internationale. Ses bombements de torse pour évoquer les bandits manieurs de couteau qui peuplaient l’Ostrobotnie nous conduit à cette région, l’une des plus fameuses de Finlande le long de sa côte Ouest, célèbre pour ses têtes brûlées, ses matamores éméchés, sa folie ordinaire (« Pas de bonnes noces sans cadavres » est un proverbe typiquement ostrobotnien.) Mais une cloche solitaire, une pendule cliquetant calmement dans un salon rappellent opportunément que ce pays de légende est essentiellement luthérien. Ses danses sont mesurées, violons et accordéons balancent calmement ; ses fanfares sommeillent. On se contentera pour une valse de mariage d’un tempo engourdi, encore empreint du sermon de la messe. Le remarquable équilibre de la sélection donne néanmoins un extrait d’office orthodoxe.
Ce portrait musical extraordinairement touchant d’un pays « si loin si proche » dans l’espace et dans le temps nous fait toucher du doigt son paradoxe intime. Encore enracinée dans un temps mythique, la Finlande travaille à demain de bon cœur. Sa musique est peut-être ce qui fait le lien. L’avoir capté et rendu sensible était une gageure, réussie haut la main.