Saxophoniste et compositeur électronique, Etienne est avant tout un passionné de machines et de combinaisons musicales qui allient motifs répétitifs et souffle continu, cascade de synthétiseurs et improvisation libre. Membre du groupe Zombie Zombie, sa carrière est jalonnée de collaborations fructueuses (Herman Dune, James Holden, Richard Pinhas, Acid Arab, François & The Atlas Mountains) mais aussi d’expériences audiovisuelles, comme en témoigne Satori, son projet avec la plasticienne Félicie d’Estienne d’Orves. Sur La Visite, qui succède à Night Music (2009), la formule ondulations motorik et incantations free-jazz reste inchangée, mais il se risque cette fois au parler-chanter sur des paroles signées de son vieux complice Flop. On songe à Sun Ra, Moondog, François de Roubaix, Klaus Schulze, ainsi qu’à tous les explorateurs de l’électronique qui l’ont précédé.
Depuis Night Music en 2009, tu n’avais pas sorti de projet solo, tu as plutôt multiplié les collaborations. Cet album est-il une façon de te recentrer sur une musique plus personnelle?
J’aime beaucoup collaborer. Mais là, l’idée c’était de relancer les choses en me confrontant à la création en solo. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer que j’étais encore capable de faire des morceaux. Comme j’en fais beaucoup, voire tout le temps, avec des artistes très diversifiés, je voulais me remettre à écrire et composer seul. C’était l’idée de base, avec quelques principes : la contrainte de temps – je n’avais que deux mois pendant l’été, car avant et après j’avais des projets en cours – , l’envie de réaliser un disque entièrement seul, sans demander à quiconque d’y participer, et puis la volonté d’essayer des choses que je n’avais encore jamais tentées: faire usage de ma voix par exemple, ce que j’avais commencé à expérimenter avec Zombie Zombie. Ça avait plutôt bien marché d’ailleurs, nos voix ont même été samplées par Lady Gaga! (rires). Mais ce n’est pas seulement pour ça, c’était aussi lié à une forme de revendication.
Que revendiques-tu?
Eh bien, c’est une sorte d’état des lieux de la musique électronique. Je cherche à restaurer la spontanéité et l’improvisation dans la composition électronique, à revaloriser la prise de risque. Grâce à l’outil informatique, on peut aujourd’hui travailler les sons et la structure très en détail, les retravailler indéfiniment, en modifier des nuances microscopiques, y ajouter tout un tas d’effets incroyables… On peut pousser très loin la recherche, jusqu’à atteindre une sophistication extrême, mais je voulais démontrer qu’on peut aussi faire exactement l’inverse : travailler très rapidement, aussi rapidement que quelqu’un avec une guitare au coin du feu si l’on veut, c’est à dire faire un morceau en l’espace d’une journée ou d’une soirée, et que ce morceau ait quelque chose à dire. Ce n’est pas parce qu’on fait les choses vite qu’elles ont moins de consistance, et ce n’est pas parce qu’on passe quinze ans sur un morceau qu’il sera forcément meilleur. Personnellement, je fais davantage confiance à la spontanéité et à mon instinct qu’à mes prouesses de compositeur ou à mes compétences techniques, même si l’un ne va pas sans l’autre.
Je cherche à restaurer la spontanéité dans la composition électronique.
Tu écris dans Metallik Cages « This is a song for people who want or need to hide themselves in cages, in metallik cages/ Why ? »…
(Il coupe) Non ce n’est pas exactement ça, j’ai fait exprès de ne pas mettre le texte. Il n’est pas tellement audible parce que c’est un texte que j’ai improvisé sur le moment. J’ai pris un micro qui était là et il y avait cet effet que je trouvais marrant avec l’ambiance très métallique du morceau, que je passe au travers d’un résonateur, ce qui donne cet effet métallique mais riche aussi, à la fois glauque et en même temps vivant… Je ne sais pas trop comment définir le morceau mais en tous cas il me donnait des sensations et quand j’ai fais cette voix, j’ai improvisé les paroles au moment où je les ai enregistrées, je l’ai fais en une prise – d’ailleurs, au début, je teste le micro pour voir s’il marche – et puis je l’ai gardée en fait. Les paroles ne sont pas toujours audibles parce que je pense que j’étais plus pris par le son et je ne voulais pas forcément qu’on comprenne. Je pense d’ailleurs que c’est bourré de fautes d’anglais! Mais peu importe le sens, ce qui compte, c’est le contexte, le ton, l’ambiance que ça instaure. Si tu y as vu quelque chose, garde-le pour toi! Chacun y perçoit ce qu’il veut.
Ce n’est pas plus difficile pour toi d’assumer un projet solo que des collaborations ?
Non pas du tout, c’est motivé par l’envie de s’amuser. Ce que je préfère, c’est jouer en groupe. Mais je le fais beaucoup, c’est pour ça que là, je fais un truc tout seul, pour me ressourcer ou recréer une excitation, que je retrouverai aussi dans mes prochaines collaborations. Ce qui est marrant, c’est de passer de l’un à l’autre.
C’est la première fois qu’on entend ta voix sur un projet solo. Pourquoi avoir choisi la chanson française sur les deux premières pistes de l’album ?
Quand j’ai commencé la musique, c’était avec Flop, qui a écrit le texte de La Visite, justement. Je l’ai accompagné dans ses créations de chansons françaises. Je lui ai demandé d’écrire les paroles – c’est le meilleur parolier que je connaisse – et il a tout de suite cerné l’état d’esprit dans lequel je suis, qui en appelle à la fois au cosmos et à l’introspection. Je suis assez attaché à la chanson française de façon générale.
Tu as commencé ta carrière musicale par le saxophone. Puis tu as été ingénieur du son. Quand as-tu commencé à te passionner pour les synthétiseurs?
Quand j’accompagnais Flop, je ne jouais que du saxophone et évidemment, si on joue du saxo sur chaque morceau, la connotation est trop forte. Je me suis donc mis à chercher d’autres instruments. Il se trouve qu’à l’époque, au début des années 1990, les synthés analogiques étaient tombés complètement en désuétude, on les trouvait d’occasion à des prix ridicules. Je m’y suis essayé et j’ai tout de suite senti qu’il s’agissait d’instruments très riches avec des possibilités d’expression très variées, qui peuvent s’étendre de l’électro-pop à la musique contemporaine. J’ai appris à utiliser ces instruments en accompagnant les autres. Ça a duré très longtemps avant que je me mette à composer par moi-même. Et je pense effectivement que le fait d’avoir été ingénieur du son a ouvert mes oreilles sur ce qu’un son pouvait apporter ou retirer à un morceau, par exemple.
Les choses les plus simples sont celles qui me parlent le plus.
Tu disais pourtant ne pas aimer la dimension technique quand tu as commencé par apprendre le saxophone au conservatoire, et tu le répètes souvent aujourd’hui encore…
La technique, je ne la possède pas. Que ce soit en tant que musicien ou en tant qu’ ingénieur du son, ça n’a jamais été mon fort. Ce n’est pas pour autant que je ne n’ai rien à dire! Ce ne sont pas toujours les morceaux les plus compliqués qui sont les plus réussis. La plupart du temps, c’est même le contraire. Les choses les plus simples sont celles qui me parlent le plus. C’est cette magie là que je recherche. Ça passe par la spontanéité, l’étincelle de la création. Le jazz permet cette liberté-là, cette capacité de rebondir, de développer des idées spontanées, des instants forts.
Mais n’y a-t-il pas dans le jazz, et dans le free-jazz à certains égards, quelque chose de très technique justement ?
C’est surtout lié au statut du jazz, qui était initialement une musique de club. Les musiciens jouaient plusieurs fois par soir, les groupes se formaient sur le tas en fonction des cachets. Ils jouaient des standards, ils avaient deux mille auditeurs et il fallait qu’ils fassent un concert avec ça, il fallait donc tout de suite qu’ils improvisent. Ils ont par conséquent créé une forme très libre, du fait de cette pression sociale.
Tu travailles aussi beaucoup sur l’improvisation. Cela entre-t-il en compte dans ta façon de composer ?
Travailler, je ne sais pas, mais je joue beaucoup oui. Je m’amuse avec les instruments, je ne suis pas dans la re-création de ce que je sais déjà faire, j’ai même du mal à refaire exactement la même chose pour diverses raisons : pour des raisons techniques, parce que j’utilise des instruments qui ne sont pas assez sophistiqués pour faire la même chose d’une fois à l’autre, mais je perçois ces contraintes comme un moteur, je les ai intégrées dans la musique pour que la liberté prédomine constamment et que l’aventure soit toujours au rendez-vous.
Quand j’étais gamin, la télé incarnait encore une vision du futur
Cet album est très narratif et alterne les moments d’introspections – où tu affines ta patte de musicien, ton style vraiment singulier -, et les ouvertures à l’extériorité, à l’immensément grand, au cosmique… Hésites-tu encore entre les deux ?
C’est quelque chose qui me stimule depuis longtemps, c’est vrai, cette recherche d’un “ailleurs”, et c’est une notion que je poursuis aussi dans la musique que j’écoute. Ce qui ne signifie pas pour autant que j’essaye de reproduire mes idoles, j’en serais hélas bien incapable. A bien des égards, la musique des artistes que j’écoute est supérieure à la mienne, mais ça ne m’empêche pas de poursuivre ma propre route, de faire de mes limites un atout plutôt qu’un obstacle.
Doit-on discerner un propos philosophique derrière cette « Visite » ?
Non, je n’irais pas jusque là. Par contre, tu peux en dégager des idées fortes. Comme je te le disais, j’ai fait ce disque en réaction à la musique électronique commerciale, au marché du disque, à l’ambiance générale de notre époque, où tout va trop vite, où l’on ne laisse plus trop le temps aux gens de se laisser aller, et encore moins d’écouter des choses difficiles ! Aujourd’hui, il faut que tout soit saisi en deux secondes, que ce soit instantanément lisible et évident. Quand tu es musicien, tu dois correspondre en tout point au cliché de l’artiste : si tu n’as pas une personnalité forte, charismatique, que tu ne sors pas des vannes toutes les deux secondes, que tu n’es pas complètement barré ou hyper excentrique, eh bien tu n’es rien. Les medias s’intéressent de moins en moins à la musique en elle-même, mais de plus en plus à ce qu’il y a autour, au storytelling. Or je vais à rebours de cette tendance, j’apprécie au contraire les choses pour lesquelles il faut se donner un peu de mal, faire l’effort de saisir la démarche. J’apprécie davantage les musiques qui s’assimilent patiemment au fil des écoutes et non de manière instantanée. Je reste attaché à l’idée selon laquelle la musique doit rester une aventure pour l’auditeur, et pas un produit pré-mâché.
Tu as l’air de parler de la télévision! A ce propos, tu te réfères souvent à la musique des dessins animés que tu regardais enfant le mercredi après midi. Ta musique a d’ailleurs une dimension un peu cartoonesque.
J’ai été influencé par la télévision de manière générale, plus encore que par les dessins animés. Dans les années 1970-1980, on n’hésitait pas à utiliser des images fortes, y compris dans les génériques TV de France 2, TF1 – des espèces de trucs graphiques, dessinés à la main, complètement abstraits. Le générique de fin de France 3 dessiné par Folon, par exemple, avec les bonhommes à chapeau qui s’envolent, c’est d’une poésie folle! Avec une musique triste à chialer, tu as envie de te tirer une balle à chaque émission. C’est génial, quoi! (rires) On n’hésitait pas à faire des trucs créatifs, très barrés, à l’époque. Je ne m’en rendais pas compte à ce moment là. Aujourd’hui, on ressent beaucoup moins cela, tout est très sérieux, il y a beaucoup moins de prises de risque, alors qu’à l’époque il y avait une vraie ouverture, une soif de découverte, un esprit d’innovation. Et c’est vrai que dans les dessins animés, les musiques étaient parfois incroyables : Chapi Chapo, la Linea… Quand j’étais gamin, la télé incarnait encore une vision du futur, de l’avancée technologique, de la créativité, alors qu’aujourd’hui c’est l’expression même du formatage, avec une esthétique qui se voudrait hyper léchée, mais qui s’avère être insipide et consensuelle.