Thelonious Monk est désormais reconnu comme un monument, et son répertoire est devenu pour tous les jeunes pianistes une gageure, au travers de laquelle chacun peut mettre à l’épreuve la maîtrise qu’il a acquise de son instrument et son appropriation du langage du jazz. Plus d’un s’est cassé les dents à vouloir faire du neuf sur ce matériau tant la forme même des compositions est marquée de l’empreinte indélébile de leur auteur. On ne convertit pas Monk à une esthétique ; on y adapte la sienne. Car des thèmes tels que Round midnight ou Evidence ont beau être devenus des standards au même titre que quantité de rengaines de Broadway, ils demeurent hantés par le souvenir des versions magistrales nées sous les doigts de leur auteur ou ceux d’autres géants du jazz.
S’y confronter comme le fit Esbjörn Svensson (réédité par ACT, ce disque avait été précédemment édité par un label suédois, Superstudio Gul) ressemble donc à une épreuve de vérité qui permet de jauger des qualités d’invention et d’originalité, mais aussi d’audace et de liberté, de son auteur et du trio qu’il conduit. Or à la façon dont il sait admirablement tirer son épingle du jeu monkien, il apparaît plage après plage que le jeune Suédois possède toutes les qualités qu’on peut espérer trouver chez un grand musicien. De l’ensemble du disque, en effet, c’est une impression de fraîcheur qui se dégage, à l’écoute de thèmes pourtant très familiers. Proche de Keith Jarrett parfois (comme sur sa version de Criss cross), Esbjörn Svensson et ses deux complices sont surtout attachants par leur aptitude à appréhender ces compositions selon des angles variés, tout en conservant une unité d’ensemble qui rend hommage à leur inspirateur et leur fait honneur. Du be-bop souple et délicat de In walked Bud à Bemsha swing traité sur un mode délibérément funky (rappelant la version qu’en a donnée le batteur Leon Parker) mais qui s’ouvre progressivement à des sonorités plus marquées par les musiques électroniques, en passant par I mean you et Round midnight qui sont magistralement orchestrés avec l’appoint d’un quatuor à cordes et des couleurs légèrement popisantes, Esbjörn Svensson sait faire redécouvrir la beauté intrinsèque de ces compositions et réveiller leur pouvoir d’émotion quand elles sont jouées par un musicien qui y met toute son ardeur. En cela, évidemment, il est bien plus que soutenu par le contrebassiste Dan Berglund et le batteur Magnus Öström avec lesquels il collabore depuis de nombreuses années et qui chacun trouve sur son instrument des idées nouvelles. La confirmation qu’apporte cet album est l’existence d’un trio de talent, EST (auquel le leader voudrait qu’on se réfère plutôt qu’à lui) qui pourrait rivaliser avec celui désormais défunt de Jacky Terrasson, un pianiste auquel Svensson fait parfois penser par son sens du silence (voyez Eronel) et l’alternance de délicatesse et de soudaine vigueur dans le développement de ses solos (ainsi sur Rhythm-A-Ning, thème qui s’y prête à loisir). Le disque se termine sur Crepuscule with Nellie, un thème d’une infinie douceur que Monk avait dédié à sa femme et qu’il se contentait de jouer littéralement : Esbjörn Svensson, lui, prend le parti d’improviser et se montre à la hauteur de ses prétentions. Avec un tel album, le pianiste prouve qu’il compte parmi les plus captivants d’aujourd’hui.
Esbjörn Svensson (p), Dan Berglund (b), Magnus Öström (dm) + Quatuor à cordes sur deux titres. Stockholm, Janvier 1996.