D’emblée rappelons qu’il n’y a aucun rapport entre le philosophe allemand de l’utopie sociale Ernst Bloch (1885-1977) et le compositeur américain d’origine suisse Ernest Bloch (1880-1959). Une simple équivalence nominale ne saurait nous induire en erreur. Dans un deuxième temps, concédons que nous étions plutôt réticents à l’égard de cette musique. Non pas que sa rhapsodie hébraïque pour violoncelle « Schelomo » ou sa symphonie Israèl nous déplaisent mais à l’évidence l’univers hébraïque de Bloch nous est lointain a priori. Enfin, avouons que l’engouement actuel pour les compositeurs oubliés de la première modernité ne nous touche pas. En effet, ce courant, venu d’Autriche essentiellement, tend à nous faire passer Max Reger ou Franz Schmidt (qui avaient leur modernité bien à eux) pour des oubliés de l’histoire ! D’ailleurs parlons-en un peu de la modernité. Depuis Baudelaire et Rimbaud on ne s’en sort plus ; ne parle-t-on pas maintenant de post-modernité ? Bref on ne sait plus trop où elle est (et cela semble encore pis en matière d’arts plastiques). Nos penseurs officiels actuels (Touraine, Ferry, Finkielkraut) se sont tous fendus d’une petite réflexion sur les dangers du progrès et blablabla… Soyons lapidaire (et forcément simpliste) : une œuvre moderne est une œuvre porteuse d’avenir.
L’excellent texte de présentation de Harry Halbreich s’ouvre par un propos de Bloch lui-même : « J’avouerai tout uniment qu’en aucune de mes œuvres je n’ai été préoccupé d’être original ou moderne… Les théories, comme la nouveauté, passent si vite… Et qu’en reste-t-il ? En revanche, mon seul désir, mon seul effort, ont été d’être fidèle à ma vision, d’être vrai… » Voilatipa que sont associés dans un confusionnisme apparent « original, moderne, théories, nouveauté, vision, vrai ». Bloch bien sûr a souffert de sa mise à l’écart, de son indépendance, de sa solitude. Exilé aux Etats-Unis dès la fin de la Première Guerre, il n’a plus été acteur de la scène musicale européenne, composant son œuvre avec sa seule sensibilité. Quelle est-elle ? Post-romantique. Mais (en cela réside tout l’intérêt de sa musique) Bloch fait figure de point d’équilibre entre l’esthétique allemande et française, entre Mahler et Debussy. Synthèse impossible me direz-vous. Et pourtant à l’écoute de ce disque il nous apparaît comme évident que Bloch a tout simplement écrit ce qui le concernait. Repensons à ses termes. Ils ne sont pas sans évoquer ceux de Proust dans Le Temps retrouvé : « Le style (…) est une question non de technique mais de vision. (…) Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier. » Ce primat de la vision n’est-il pas tout simplement l’essence de la modernité ?
Prenons les Poèmes d’automne et les trois psaumes. Bloch y met en jeu sa propre intimité, son univers singulier. L’émotion évidente de sa musique émane à la fois de son lyrisme et de sa puissance d’évocation. La différenciation des timbres, la densité des parties vocales agissent sur les sens et l’esprit jusqu’à transporter l’auditeur au-delà de toutes références. Tout cela ne serait bien sûr pas possible sans l’exceptionnelle participation de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg. Que ce soit dans Hiver – Printemps ou dans les mélodies avec orchestre, David Shallon trouve toujours le ton juste, tirant des sonorités souvent sombres (In the night), parfois d’une clarté aveuglante (Invocation). Les cuivres ouvrent un espace immense, donnent une profondeur infinie à la musique. Evoquons aussi la très haute tenue des deux chanteuses (Le Texier ne nous convainc pas véritablement alors qu’il chante peut-être l’œuvre la plus désespérée du disque) : Mireille Delunsch emporte les Deux psaumes avec véhémence tandis que Brigitte Balleys se fait humble et pudique, confidente des Poèmes d’automne.