Le titre, Miss soul, dit presque explicitement l’histoire dans laquelle Eric Legnini va chercher son inspiration : celle de la grande tradition du piano « soul », nourrie de gospel aussi bien que de bop, et dont les hérauts, au tournant des années 1960, se nomment entre autres Horace Silver, Ramsey Lewis, Herbie Hancock ou Bobby Timmons. C’est peut-être ce qui signale le mieux l’originalité du jeune (il a 36 ans) pianiste belge sur la scène européenne d’aujourd’hui : plutôt que de puiser comme beaucoup dans l’héritage « impressionniste » d’un Bill Evans ou d’un Keith Jarrett (lequel, toutefois, l’a beaucoup marqué durant ses années d’apprentissage ; le disque se conclut par son Listen stomp), c’est vers une musique plus roborative et funky qu’il s’est tourné au moment de forger sa propre patte, musique qui convient à merveille à son tempérament généreux, à son goût pour la mélodie qui balance et à la très grande richesse de son jeu. Et plus que chez le grand Horace Silver ou chez aucun autre maître, c’est chez Phineas Newborn Jr qu’il est allé chercher la flamme sacrée : The Memphis dude, premier morceau de Miss soul, fait directement référence à ce pianiste culte et injustement méconnu. Plus loin dans l’album, il revient d’ailleurs à lui avec deux de ses compositions, Sugar Ray et Back home.
Si les relents funky et l’énergie joyeuse de cet héritage imprègnent le disque tout entier, occasionnant quelques sommets à l’écoute desquels il est impossible de ne pas claquer frénétiquement des doigts (les moins réservés taperont carrément dans leurs mains : Home sweet soul, véritable petite pépite de groove enthousiaste), le style Legnini ne s’y résume pas. On décèle ici et là les échos d’un McCoy Tyner, on passe par un thème fellinien (La Strada) et l’on s’arrête sur un écho pop (Joga, de Björk), au fil d’un album propulsé par la dynamique rythmique que forment Rosario Bonaccorso (remplacé sur trois pistes par Mathias Allamane) à la contrebasse et Franck Agulhon à la batterie, fidèle, comme lui, du groupe du saxophoniste Stefano Di Battista (auprès duquel Legnini s’est révélé au grand public et a brillé durant presque une décennie). Au final, le plaisir de jouer qui suinte continuellement de l’album (l’expression, ici, n’est pas galvaudée) et la perfection tranquille et généreuse à laquelle il atteint en font un disque en trio des plus hautement recommandables, en particulier à ceux que lassent (parfois) les postures romantiques à la mode et qui cherchent un peu de soleil et de punch simple et sans gras.