Quelques mois après la parution sur le label parisien Active Suspension d’un single qui rappelait avec bonheur les paysages panoramiques de Godspeed You Black Emperor !, Encre, alias Yann Tambour, désarçonne avec la sortie d’un album en kaléidoscope, conçu avec les moyens du bord, naviguant à vue entre chanson française, electro et post-rock. L’heureux label qui héberge ce coup de maître n’est autre que Clapping Music, qui avait déjà accueilli à bras ouverts l’electro maligne de King Q4. Enrichie sur scène de la présence d’Erich Zahn (guitare), My Jazzy Child (samples, basse), et King Q4 (batterie), la musique de Encre s’évade par la grande porte et se métamorphose en boucles de guitares arpégées, harmonies mineures belles à pleurer, le tout en V.F. et sans complexe.
L’album décline quant à lui une tout autre facette de Encre : une musique au champ plus étroit, qui vise plus à l’intériorité qu’à l’épanchement. Encre aurait ainsi la saveur d’un Diabologum muselé, sans l’étiquette intello-gaucho flanquée dans le dos. Il susciterait presque l’envie de faire péter la baraque comme Programme, mais sans déclaration d’intention et sans hargne. Encre partagerait encore avec Dominique A des textes intimistes et noirs, à ceci près que Yann Tambour n’a rien à prouver. Pourtant, Encre n’est pas chez Lithium, parce que sa musique ne s’épuise pas dans la catégorie « renouveau de la chanson française » : si ses morceaux sont (murmurés) en français, leur structure emprunte davantage à des collages electro. Les morceaux balisent un monde menaçant ruine, comme dangereusement posé sur des billes, truffé de bleeps, de bruissements, de craquements ; un monde balbutiant, plongé dans l’obscurité, où se croisent clarinettes, violons, trompettes et sur lesquels se greffent avec parcimonie quelques boucles de guitares.
Avec Trouves-en un autre, l’album offre en guise d’accueil un coup de poing : une voix inexpressive et douce répète crûment « Vas-y, trouves-en un autre / Moi, j’attends que ça / Pour lui sauter à la gueule / Et revenir encore une fois » tandis qu’une nappe de cordes, qui invite au grand plongeon, est bordée de sons parasites. L’ampleur du morceau lui donne une respiration que vient contrarier sa structure répétitive, qui génère une impression de surplace, comme s’il se heurtait à un mur, ou plutôt au silence pesant de celle à qui s’adresse la voix. Nocturnes poursuit, en compagnie de guitares acoustiques, ce balisage d’un univers clos, qui cherche à s’ouvrir : « Mais qu’est-ce que je fous planté là ? », lâche la voix. L’influence de Mark Hollis et de son pendant électronique Faultline n’est jamais aussi présente que sur Air : construit sur un magnifique arpège de piano, couplé à une guitare réverbérée, le morceau décrit une ronde sur laquelle plane une trompette lancinante. La lumière s’allume le temps de Or, avec son arpège presque exotique, ses effets de voix en delay. Mais l’obscurité reprend son droit de cité sur Une Nuit à ciel ouvert. Léger comme le souffle de la bise, le morceau égrène quelques notes de piano puis de violon, sur fond de frottements de balais sur la charley. Jusqu’à ce que la voix pose comme une caresse les mots : « Je suis venu ici / En terrain inconnu / Avec pour seul alibi / Quelques malentendus / M’acharnant à ta porte / Prêt à tout défoncer », et mette en branle une rythmique dans un charivari de cordes. Vraisemblablement, la porte restera close.
Pour noir et cogneur qu’est l’album, il n’illustre pas moins l’espoir d’un homme qui commettrait l’erreur de croire qu’il obtiendra son salut d’autrui. L’erreur de penser que sa vie immobilisée (« Et moi j’ai peine à avancer (…) Le cul à terre / De me lever je désespère (…) Quatre pieds sous terre » sur Foehn) se dénouera par la volonté d’une autre, qui lui refuse finalement cette faveur. L’erreur de penser qu’il pourra vivre comme le vent dont les « affaires sont au beau fixe ». L’homme ne cesse de se débattre pour voir la lumière mais ne reçoit pour solde de tout compte que des portes fermées et des silences humiliants. Disque de contradictions, soufflant le chaud et le froid, violent et calme, échappant à toute définition, beau en tout point, l’album de Encre est « à découvrir absolument ».