L’année dernière, pour faire son portrait, on avait convoqué Christine Angot. Car, comme elle, Marshall Mathers aka Eminem est un monstre de foire. C’était plutôt gentil pour Angot (dont L’Inceste est très loin de s’être vendu autant que les rimes marricides d’Eminem), et plutôt condescendant pour Eminem (après tout, les livres d’Angot ne sont pas grand chose) : Marshall Mathers hésitait alors encore entre le cartoon ricanant et une profondeur que le Marshall Mathers LP laissait deviner par moments. Bref, on attendait de voir. The Eminem show nous oblige à passer aux choses sérieuses. C’est-à-dire à parler d’Elvis. Pas (encore ?) l’Elvis karatéka de Vegas, mais Le Pelvis de 1954, le mouilleur des culottes de coton de White America, Celui-qui-a-volé-la-musique-aux-Noirs. Cet album ne parle en réalité que de cela : de l’effrayant pouvoir sur les enfants de l’Amérike qu’a conféré à un homme qui n’a pas encore 30 ans sa maîtrise d’une musique bâtarde née du Bronx des 70s pourrissantes : le rap.
Bien sûr, les commentateurs médiatiques trouveront ici quelques titres violemment misogynes propres à les émouvoir (le déjà abondamment cité Cleanin out my closet, les non moins répugnants Superman ou Hailie’s song). Eminem qui, en bon professionnel, n’ignore pas ce que ces idioties peuvent lui rapporter, mâche même le travail à ses contradicteurs, en imprimant leurs paroles dans son livret, ce que, à l’exception de The Coup, plus personne ne fait plus dans le hip-hop depuis 10 ans. Rien d’étonnant à cela : au-delà de ses provocations mercantiles, The Eminem show est un formidable album de chansons à textes. Car Eminem a d’autres ambitions que de simplement devenir Kiss à la place de Kiss Marylin Manson. Il veut prouver que, dans la tempête de sa vie, il est capable de rester vrai. Et en l’occurrence pour Marshall Mathers en 2002, être vrai, c’est affronter en face ce qu’il est devenu : le Blanc-qui-vole-leur-musique-aux-Noirs. Ce qu’il fait, lucide et sarcastique, dans Without me : « Though I’m not the first king of cntroversy/ I’m the worst thing since Elvis Presley, to do Black Music so selfishly / and use it to get myself wealthy (hey »), esquissant ainsi -tout simplement- l’impossible fusion de la musique populaire amérikaine (c’est-à-dire blanche) : « l’esprit de Dylan dans le corps d’Elvis ». Et, à mesure que prend corps cette chimère subculturelle, Eminem, qu’il le veuille ou non, s’éloigne de plus en plus du hip-hop.
Ce que confirme sa musique. Eminem, qui signe les deux tiers de ses sons, n’est pas un puriste du break. Formé à l’utilitarisme de Dre, il ne cherche pas à fomenter 33 révolutions par minute comme Anti-Pop Consortium, mais fait de la production un simple outil au service de son flow, son arme suprême. Ce qui n’est déjà pas mal, lorsque, comme c’est ici le cas, l’élève se révèle presque aussi doué (ou roublard) que son maître -qui, il est vrai, ne s’est guère foulé sur ses trois compositions syndicalement garanties (chacun sait désormais qu’un album « produit par Dr. Dre » ne contient que trois titres produits par lui). De plus, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, son sens de l’efficacité n’étant guère tempéré par le souci des canons du genre, Eminem n’hésite pas à oser quelques excursions hors de l’orthodoxie 4/4 du hip-hop, par exemple lorsqu’il esquisse quelques pas de disco synthétique sur Without me. On attendra la suite des événements pour voir s’il ne s’agit là que d’un exercice de style.
Face au phénomène Eminem, la seule question que se posent la plupart des gens est : combien de temps tiendra-t-il ? Souvenons-nous que Dylan ne tint que quatre ans avant de sortir de la route et des années 1960, en 1966 ; quant au pauvre Kurt Cobain, il ne chevaucha le dragon que trois ans, puis se plongea le canon d’un revolver dans la bouche. Pour le moment, tout va bien.