Qui n’avait pas douze ans en 1993 se souvient peut-être des activités de Philippe Delvosalle, jeune homme belge exilé un temps à Paris, qui fut à l’origine du fanzine Bardaf et du label de 45trs Ubik, objets passionnément produits, joliment sérigraphiés et amoureusement envoyés via divers mail-orders quand le mail était encore un art. Depuis longtemps rentré à Bruxelles, ce passeur d’images et de musique, qui officie à la médiathèque locale (et tient un blog très bien) n’en a pas moins poursuivi ses activités de producteur de disques puisqu’il vient de lancer un nouveau label, né de son amour pour le format 25cm et d’une rencontre avec Eloïse Decazes et Eric Chenaux, dont il sort le premier album, sur sa toute nouvelle structure donc, Okraïna Records (traduisez les Disques du Faubourg), aux pochettes réalisées par Gwénola Carrère.
Eloïse Decazes, vous la connaissez sans doute, elle chante avec Sing Sing dans leur duo de bas en haut Arlt. Eric Chenaux, lui, est un virtuose de la guitare expérimentale, venu de Toronto (il habite depuis peu à Paris) et signé sur le label canadien Constellation (Godspeed You Black Emperor, A Silver Mt Zion). Eloïse raconte la rencontre : « Sing Sing correspondait avec lui. Il était fou de ses guitares sur les disques de Sandro Perri. Eric est venu à Paris, nous l’avons invité à ouvrir pour Arlt avec ses propres chansons. On a passé trois jours ensemble, on est devenus très amis, on a réalisé qu’on avait une passion commune pour le moyen-âge. C’est un répertoire qu’il avait lui-même envie d’enregistrer depuis longtemps. On a commencé comme ça, à les jouer dans mon salon en buvant du whisky, très simplement, sans objectif particulier ».
Trois faces de deux 25cm (une face est restée vierge) comprennent donc quatre chansons traditionnelles françaises chantées par Eloïse avec Eric Chenaux à la guitare, ou a capella, «puisées dans des anthologies de chanson traditionnelle française, dont l’une des meilleures reste peut-être celle élaborée par le label Frémeaux et associés (enregistrements de terrain, collectages très crus) » ; deux reprises de chansons signées, l’une de Jean Richepin et Jean-Marie Sénia (La Glu) et l’autre d’Areski Belkacem (On n’est pas des arbres) ; enfin, deux improvisations à la guitare à l’archet sur fond de field recordings par Eric Chenaux. Et c’est à une sorte de mariage hypnotique entre le très ancien et le parfaitement moderne que l’on assiste, le fantastique médiéval et le plus beau psychédélisme, la voix hautement hantée d’Eloïse et les guitares fluctuantes et grésillantes d’Eric, comme une réunion par delà le temps et l’espace d’un fantôme de Nico et d’un enfant de John Cale, une jouvencelle et un troubadour. Ces histoires cruelles, souvent sanglantes, contées en mélopées et dérives lancinantes, imposent leur rythme, lent, et leur présence, évanescente, fantomatique, et pourtant pleine de la matière sonore, crissement de l’archet sur les cordes, drones électriques, mélodica plein de grain.
Quand on lui demande ce qui plait tant à Eloïse dans les traditionnelles Complainte du roi Renaud, Dessus la mer ou Complainte de la blanche biche, elle répond : « Leurs mélodies bizarrement chantournées et obsédantes. Leur langue entre archaïsme et préciosité littéraire un peu étrange. Les récits, toujours troublants, et empreints de fantastique. La mémoire qu’elles portent puisqu’elles ont été chantées, modifiées, enrichies à travers les siècles par des voix anonymes. Leur provenance pas très claire qui rajoute à la fascination. J’y entends aussi des espèces de formules magiques, à tort ou à raison. Je ne sais pas en parler. Elles me sont très chères, je les chante depuis si longtemps. ». Plus tard, elle ajoutera : « Je chante ces chansons par amour pour elles, pour les mêmes raisons qu’ont de chanter les petites filles et comme j’imagine que chantent les vieilles dames. » et c’est exactement ainsi qu’on l’entend les chanter : avec l’innocence et la légèreté d’une enfant autant qu’avec la sagesse et la gravité d’une très ancienne dame. Cette coexistence des âges de la vie, des âges de la terre aussi, est sans doute le plus troublant, et le plus inédit ici.