A quelques mois d’intervalle (Something for you a paru au début de l’année, Bossa Nova stories sort en cette rentrée 2008), la très fertile Eliane Elias nous revient avec deux projets bien différents, encore que s’y repèrent sans doute à l’écoute des similitudes et des points pour jeter les ponts. Le premier, comme l’indique le sous-titre (« Eliane Elias Sings and Plays Bill Evans »), est consacré à la musique du pianiste américain, à l’égard de qui elle occupe d’une certaine manière une position privilégiée, avec dans ses mains des matériaux exceptionnels auquel le commun des mortels n’a pas accès : d’abord, une cassette audio remise par Evans à Marc Johnson, son dernier contrebassiste (dans le trio qu’il a conduit avec Joe La Barbera, entre 1978 et 1980), aujourd’hui l’époux d’Eliane Elias, quelques jours avant sa mort le 15 septembre 1980, et dans laquelle il exposait des pistes pour ses travaux à venir, dûment retranscrites pour l’occasion par la pianiste ; ensuite, l’authentique contrebasse de Scott LaFaro, le célèbre bassiste d’Evans à la fin des années 1950, utilisée ici par Marc Johnson sur My foolish heart (elle n’avait plus servi depuis la mort de LaFaro, en 1961). Autant dire qu’un petit fumet de relique, de communion et de spiritualité a rôdé autour de l’enregistrement de ces 17 morceaux dans lesquels Eliane Elias, au piano et au micro, est accompagnée par son époux et par le batteur Joey Baron, compagnon de route régulier de ce dernier, Evans soi-même faisant une apparition d’outre-tombe dans la dernière piste, extraite de la fameuse cassette, et qui consiste en une introduction vaguement audible (le son est évidemment artisanal) à Here is something fot you.
D’une certaine manière, on pourrait penser que le fait de se trouver en possession d’un tel matériau et de travailler pour ainsi dire sur les pas mêmes du maître obligeait Elias à un sans-faute, et impliquait qu’elle s’élève aux sommets mêmes qu’avait atteints celui à qui elle rend hommage ; la pochette du disque, qui montre face à face la pianiste à gauche et Evans à droite, dans sa célèbre position penchée sur son clavier, de trois-quarts, en dit assez sur l’ambition un peu naïve du projet, son ignorance délibérée de l’échelle des valeurs, son culot charmant et légèrement dérangeant. De fait, Something for you n’a rien d’un chef-d’œuvre ; rien non plus qui soit honteux, bien au contraire : Elias s’approprie la musique d’Evans (des compositions de sa plume, comme Five, Blue in green, For Nenette ou, évidemment, Here is something for you et Waltz for Debby, et des thèmes joués par lui, comme You and the night and the music, But not for me, etc.) sans courir derrière son lyrisme ni sa manière, les adapte à sa façon joliment brésilienne et pose sa voix sur elle sans défaillir, quitte à écrire des paroles pour l’occasion (Here is something for you), avec dans l’oreille le souvenir d’un Tony Bennett. Cela swingue joliment, avec plusieurs moments tout à fait réussis – l’excellence de ses accompagnateurs y étant évidemment pour quelque chose. Reste qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver à l’égard de cet album finalement tout à fait agréable l’impression d’un hiatus entre le gigantisme de l’intention et l’honnêteté modeste du résultat, si délicieux qu’il soit.
Une impression que, par comparaison, ne procure pas Bossa Nova stories, consacré comme son titre l’indique aux incontournables du genre : Marc Johnson est toujours là, entouré d’un casting de haut vol (notamment Paulo Braga à la batterie, avec qui Elias avait déjà joué dans l’album de Joe Henderson autour des musiques d’Antonio Carlos Jobim, et Toots Thielemans en invité surprise) et d’un orchestre à cordes qui fait pour les mélodies inépuisables retenues pour l’occasion (The Girl from Ipanema, Desafinado, The More I see you) un écrin de grand luxe. La musique coule avec volupté et simplicité dans une atmosphère d’été mélancolique qui, en ce retour des grands froids, semble paradoxalement être tout à fait de saison. Pourquoi pas ?