Sorti de l’ombre en 1997 avec un premier maxi publié chez Rawkus, El-Fudge a erré durant quelques années de labels en mixtapes, déçu par le système de production américain et par le règne de l’image qui l’accompagne, avant de se fixer chez les Anglais de Sureshot pour y enregistrer cet album. Ces années ont forgé un Mc au flow râpeux et rocailleux, accrochant le beat comme le verbe, distillant à longueur de phase une mélancolie sinistre et violente, comme un écho à l’atmosphère teintée d’échec qui plane au-dessus des ghettos new-yorkais. Le titre ChroniciIrresponability colle d’ailleurs parfaitement à cet album en forme de récit d’une vie chaotique et décousue, thématique développée sur des titres comme Bad habits, sur lequel El-Fudge aborde au son d’un instru mélancolique, la réalité du ghetto latino qui l’a vu grandir, en forme de point de départ d’une vie gâchée : « Suffering from a chronic irresponsability syndrome/funkin’ up all possibilities to get doar/20 years old, fucked up in the game/can’t even keep a pager on/…/And the questions stay unasked. » On retiendra aussi l’excellent Beware, résumé de 24 années passées dans la rue, une ballade au son pesant, où le talent de chroniqueur du Mc prend son envol, enchaînant photographies et moments de rue en un flot de mots entremêlés, au travers desquels suintent les spectres du crack ou de l’argent -trop- facile.
Flanqué sur cet album de Mr Complex, J-Live (aux côtés desquels il a longuement tourné) et du Mc anglais au flow particulièrement carré, Mr 45, El-Fudge sait aussi être ironique et drôle. Sur l’intro, résonnent ces quelques phrases, lancées par une voix éraillée de papi déjanté : « Drugs are baaaaad, so if you take that you’re baaaaad, cuz’ drugs are baaaaad, and it’s a baaaaaad thing to take drugs… » Fomenté par Joe Buddha, le travail musical réalisé ici est tout simplement hallucinant. Et si c’est la diversité mélodique qui frappe l’oreille à la première écoute (on y entend plusieurs pianos, des cordes, des harpes, des mandolines ou des orgues), c’est en revanche une unité sombre et finement pensée qui se fait jour à la longue. Car, outre cette diversité, Chronic irresponsability révèle une lourde réflexion sur le choix et l’harmonisation des samples : les mélodies utilisées par les introductions trouvent un écho au cœur des refrains, sans pour autant y être reprises directement. On retiendra dans cette veine le jeu subtil entre la mélodie de la basse et celle de l’orgue sur Rockin’ it, dont les harmoniques se télescopent sans jamais jouer dans le même registre. Ou encore le morceau Bad habits, emblématique de ce savoir-faire, qui mêle un fond sonore de cordes vacillantes et une mélodie de harpe jouée sur une tonalité mineure.
Mais la force de cet opus réside aussi dans l’alchimie entre les phrases du rappeur et la couleur des samples utilisés, ou comment appuyer telle onomatopée ou telle rime par tel break de batterie. Le travail sur les beats, qui sonnent vrais, quasi acoustiques par endroits, est également à souligner. On ne manque ici jamais d’utiliser cris et déchirement d’air empruntés à l’univers de la rue, comme autant d’éléments rythmiques. Versatile et changeant, capable de passer d’un hip-hop bardé de synthés acides et de doubles croches jouées par une charleston façon West Coast (NY Olympic games) à des morceaux bien plus mélodieux (Bad habits, Beware ou A night at hunts point), Chronic irresponsability n’en possède pas moins une couleur, une unité artistique solide qui porte en elle les traces d’un lourd travail de conception et de mise en place, à un moment où les producteurs ont tendance à se satisfaire de peu. Les Américains ne savent pas ce qu’ils perdent !