Voilà pourquoi, malgré ses presque trente ans d’âge, malgré son hypertrophie commerciale, malgré son nihilisme débordant de culs et de flingues, on aime encore le hip-hop US. Parce qu’il a su garder ce goût pour le single qui tue, en deux riffs et un refrain ; parce qu’il n’a besoin que de quelques rimes pour vous projeter dans un monde radicalement différent du vôtre ; parce qu’il reste saturé de cette stupidité vitale qui a toujours été le plus grand ressort de la musique populaire ; et en même temps parce que, sur ce terreau simpliste, il développe un imaginaire en réalité beaucoup plus profond et plus sombre que ce que ses clips chromés donnent à voir ; et parce que, de tout cela, il cherche toujours, lui, à faire quelque chose de neuf, là où tant d’autres ne cherchent qu’à ressusciter les fantômes stoniens ou punkoïdes qui peuplent leurs discothèques.
Et c’est cela que l’on trouve sur My Ghetto report, neuvième album solo du vétéran slangster de Vallejo, North California, Earl Stevens alias E-40. Un album à la carrosserie clinquante et gonflé pour les charts Pop par le grand Lil Jon qui, maintenant que la coupe endiamantée de Pimp of the year du hip-hop US est plutôt passée du côté Houston, TX, se délocalise en Californie avec son nouveau label BME pour revivifier son Crunk turgescent. C’est en effet en surfant sur une mini-vague de hype que nous arrive ce disque, la rumeur d’un mouvement de mode idiot né autour d’Oakland et appelé hyphy ; un mouvement qui se présente comme la déclinaison nord-californienne du crunk sudiste, et dont les manifestations passent notamment par le ghostriding, pratique à laquelle E-40 consacre une large portion de Tell me when to go, le premier single de My Ghetto report (en gros, il s’agit de sortir de sa voiture alors qu’elle est encore en marche ; « Now, ghostride the whip »). Vous voyez le genre. Le morceau se termine d’ailleurs par un « Go stupid ! » programmatique.
Bien. Maintenant que les fans d’Anticon ont quitté la lecture de cette chronique, reprenons les choses dans le bon sens. Car si My Ghetto report est un bon disque qui, malgré ses imperfections et (comme c’est hélas devenu l’habitude) son trop grand nombre de morceaux, c’est d’abord parce que E-40 n’est pas ce pantin idiot que pourrait laisser supposer son compagnonnage avec Lil Jon et ses injonctions hyper-hédonistes. Prince du jargon hip-hop, auteur putatif d’un dictionnaire d’argot attendu depuis des lustres, il a enrichi le lexique rap plus qu’aucun autre de ses pairs ; n’allez pas chercher plus loin où Snoop a trouvé ces Shizzzle fizzzle dont il parsème ses phrases depuis près de dix ans -jusqu’au titre de son show sur MTV. Et son flow élastique, reconnaissable entre mille (qui ajoute à l’inintelligibilité de ses lyrics, même pour des auditeurs anglophones), a influencé plus d’un MC, notamment du côté de Memphis, Atlanta ou Houston où il traîne régulièrement en featurings. C’est donc à une vraie légende underground, à la discographie déjà bien fournie, que s’attaque Lil Jon en produisant près de la moitié des titres de cet album.
Alors, réussit-il ici ce que Dre n’a pas su (pu ?) faire avec Rakim -offrir à ce héros de l’underground le cross-over digne qu’il n’a jamais eu ? Partiellement. Toujours fulgurant au sprint electro, il offre clairement à E-40 avec Tell me when to go le single qui lui permettra de tenir ce pari, au moins le temps d’une saison. Et ses autres productions les plus syncopées (en particulier Muscle cars) offrent au flow caoutchouteux du rapper californien une armature arachnéenne particulièrement efficace. D’autant que Rick Rock, l’autre principal pourvoyeur de beats du disque, improvise avec bonheur autour de lignes minimalistes à la Lil Jon (démontrant par la même occasion que le Din Da Da de George Kranz est en train de devenir le Funky drummer du rap des années 00) en les mariant à un choix particulièrement bienvenu de samples (les Digable Planets en boucle sur l’introductif Yay Area, les cordes hitchockiennes sur Gouda). Le tout donne une première partie d’album absolument essoufflante -et enthousiasmante dans son énergie gorgée de Crunk Juice– et qui, au bout de dix titres, donne envie de dire « Phew ! five minutes… » comme à la fin de la face A du Fear of a black planet de Public Enemy.
Dommage que, malgré quelques trouvailles (White gurl, ode scarfacienne à la coke faussement déguisée en hymne au sexe interracial) l’album se délite ensuite en ballades superflues (Just fuckin, sous influence Dr. Dre) et ralentissements redondants (I’m da man, feat. Mike Jones & Al Kapone ; Yee, feat. Too-$hort, ou la rencontre entre Candy Shop et What u gon do), démontrant une fois de plus l’évidente supériorité de Lil Jon sur le format court et dans ta face -ce qui souligne incidemment, pour ceux qui en douteraient encore, l’évidente parenté entre ce rap néo-primaire et la old-school originelle, aujourd’hui muséifée chez Soul Jazz et sur eBay. Lil Jon sait maintenant ce qu’il lui reste à attendre pour atteindre la respectabilité bon esprit d’un Spoonie Gee ou d’un Grandmaster Flash.
Quant à E-40, ce disque n’apportera pas un chef-d’oeuvre à sa déjà solide discographie en CD. Mais il lui offrira peut-être quelques hit-singles improbables, bien dans la ligne imprévisible et, pour tout dire, assez plaisante qu’a prise le hip-hop US depuis le début de l’année -on ne l’a pas assez remarqué par ici : ce sont les Three 6 Maffia (LES THREE 6 MAFFIA, PUTAIN !) qui ont offert aux rappers Noirs leur premier Oscar® de la meilleur chanson, et AVEC UN MORCEAU DE RAP AVEC » PIMP » DANS LE TITRE ! Bon esprit, on vous dit.