Une poignée d’hommes de talent suffit à dynamiser une scène. A Seattle, un petit cercle d’individus multiplie les sorties de qualité et les tirages limités. Ainsi, le parcours musical des membres de Dreamsalon laisse pantois ; le trio s’est en effet exprimé au sein de groupes comme A-Frames (précurseur, unique et inimitable), Factums, Yves/Son/Ace, Le Sang Song (dont le seul et unique disque peut être raisonnablement considéré comme l’un des meilleurs de ce début de XXIème siècle) ou encore Evening Meetings, projet injustement passé inaperçu dont il formait les trois-quarts, en compagnie d’Erin Mitchell, un ancien d’A-Frames. Le départ de celui-ci a mené ses acolytes à la formation de Dreamsalon. Craig Chambers (guitare/chant), Matthew Ford (batterie/chant) et Min Yee (basse) collectionnent les groupes, souvent ensemble, comme ils ont collectionné les disques une bonne partie de leur existence : avec gourmandise et bon goût.
Soft Stab montre néanmoins une évolution par rapport à Thirteen Nights. Plus frénétique que son prédécesseur, il dévoile une tension presque palpable. La construction de l’album et l’écriture des morceaux ne présente rien de révolutionnaire, mais exploite à la perfection le concept de répétition. Véritable cadre ou piège sonore, la basse de Min Yee tisse des toiles d’araignées rectangulaires dans lesquelles viennent se prendre les guitares. Avec force reverb et feedback, Craig Chambers empile et superpose à l’extrême les mêmes mélodies (le terme riff ne pouvant s’employer que dans des magazines fournissant des tablatures ou des posters). Sûr de son fait, Matthew Ford rythme, encadre, appuie. Dreamsalon représente la négation absolue de la tentation du solo comme élément esthétique. L’évolution et la progression des répétitions suffisent. Cette démarche est liée aux habitudes du groupe, qui n’a jamais travaillé à partir d’une mélodie proposée par un des membres, mais uniquement à partir du jam (terme admissible en 2014, « répétition » étant une marque déposée par AB Productions) : le trio fait tourner une idée de morceau le plus longtemps possible, jusqu’à en délimiter les contours. L’heureuse conséquence de cette façon de faire est de polir les structures basiques (un musicien seul lance ou clôt une chanson en guise d’intro et d’outro).
Le tirage de Soft Stab est limité à 500 copies. Il convient de dire qu’il faut se ruer sur cet opus, qui va s’avérer difficile à trouver en Europe. Ce disque à la production simple est une heureuse thérapie, symbole de l’autre face de l’industrie musicale : celle qui, aux bouses surproduites qui fissurent nos tympans et excitent nos tinnitus, oppose de beaux objets, plaisant aux auteurs et à de fidèles auditeurs/collectionneurs. L’ambition est ici la recherche de la qualité (et aussi, dans le cas présent, de la simplicité), non d’un public plus large ou de « nouveaux marchés ».
Rare et donc précieux, destiné à un public de connaisseurs, cet album nous conforte dans l’idée que l’élitisme n’est pas obligatoirement l‘apanage d’une communauté de snobs, mais peut s’apparenter au contraire à un asile doux et chaud, où il fait bon vivre hors de la norme du showbiz indé. Dreamsalon est un groupe que l’auditeur peut se flatter de connaître, et Soft Stab appose une nouvelle pierre à son édifice, plus solide que jamais.