Qu’on se le dise : en 2006, « la Californie est active » -ou plutôt : le rap de Los Angeles est actif. Du moins, selon le titre du nouvel album des deux ex-chiens fous du Death Row de Snoop Doggy Dogg, Kurupt et Daz, alias Tha Dogg Pound. Et, comme pour illustrer ce désir de renouveau des anciens combattants de l’Age d’Or du hip-hop Westcoast, le meilleur rapper californien, le Négro que vous aimez haïr, Ice Cube lui-même (O’Shea Jackson, alias Ice Cube, rapper angeleno né à Crenshaw en 1969, mort (au rap) à Hollywood en 1995) sort de son côté Laugh now, cry later, un album un peu plus ambitieux, et donc un peu plus intéressant que tout ce qu’il a pu sortir depuis dix ans.
Que tout ce que la Californie post-G-Funk a pu sortir depuis dix ans, pourrait-on dire plus simplement. Car il faut bien constater que, excepté The Game, aucun rapper réellement signifiant n’a émergé de LA depuis l’utopique California love de 2Pac ; que le seul classique incontestable du LA « gangsta » des années 1996-2006 est (The Chronic) 2001, qui était exactement ce que son titre suggérait (une suite, en THX et effets spéciaux, mais une suite avant tout) ; que, finalement, c’est cet underground discret qu’avait oblitéré la vague G-Funk au début des années 1990 qui a sauvé LA de l’insignifiance durant toutes ces années (Dilated Peoples, Jurassic 5, tous les héritiers des Freestyle Felloship… et -ahem- les Back Eyed Peas). Et pourtant, les couvertures de The Source ou de XXL en témoignent (il ne se passe pas une année sans qu’on y retrouve Suge Knight, Snoop, Kurupt ou Dr. Dre), nombreux sont ceux qui regrettent les temps glorieux de la Westcoast, son mauvais goût noyé d’indolence, la geste sauvage et morbide des Bloods & des Crips dans les studios de Tarzana, LA, tandis que Dre et Daz jouaient des synthés sur Murder was the case ou Natural born killaz.
C’est à tous ceux-là que s’adressent ces deux disques. A tous ceux qui veulent encore croire Snoop Dogg (35 ans, trois enfants) et Ice Cube (37 ans, quatre enfants) quand ils affirment continuer à « banger » dans le hood (Tha Dogg Pound, Cali iz active, Ice Cube, Why we thug) -probablement entre deux réunions de conseil d’administration. Que cette salope elle aime quand tu lui balances ta queue dans la face (Tha Dogg Pound feat. Snoop Dogg, She Likes dat). Qu’il n’y a pas pire crime que de balancer aux flics (Ice Cube, Stop snitching). Que, à l’Ouest, on la joue OK Corral (Tha Dogg Pound, Heavyweights). A eux et à tous ceux qui n’y croient pas, mais qui apprécient quand même de remonter une dernière fois dans l’Impala 1964 low-rider de ces gangstaz de FM, pour fredonner quelques refrains obscènes.
Et on les comprend, parce qu’il y avait longtemps que les Dogg Pound et Ice Cube n’avaient pas eu des productions aussi efficaces. Cuisinés chez les DPG par les vieux grognards du Westside, Battlecat et Soopafly, les basses sont rondes, les mélodies rebondies, les samples bondissants : vous ne pourrez rien contre les refrains de Cali iz active et de Stop lyin, entortillés dans la verve retrouvée de Daz et Kurupt, tandis que It’s all good, avec Ice Cube (justement), réveille le premier Above The Law, période Living like hustlers ; et leurs autres producteurs ne gâchent pas la fête, quand Swizz Beat malaxe ses nappes sur Sittin on 23z, ou quand, improbable résultat, It’s craccin all night avec Diddy (!) parvient à convaincre (!!), servi par un rabot digital agité par J-Dubs. Et c’est finalement le Dirty South qui déçoit, avec des David Banner et Paul Wall en service minimum. Mais on s’en fout, l’album étant solidement tenu par l’alchimie retrouvée entre les anciens compères de Death Row (en sus d’un Snoop très présent, on recroise même RBX et la grande Lady of Rage).
Quant à Ice Cube, après une intro cinématographique, c’est sur un beat classieux signé Scott Storch qu’il ouvre son album avec un Why we thugs manifestement destiné à convaincre l’auditeur que l’Amerikkka’s most wanted est de retour. Et, fidèle en cela à un positionnement qui l’a toujours vu meilleur sur des rythmiques tranchées, il peut s’appuyer sur la machinerie monstrueuse que lui fournit Lil Jon, qui démontre ici, particulièrement sur le rugueux Go to church, qu’il n’est pas encore tout à fait mort. Le reste exhale de curieux relents bollywoodiens (sur le cannabique Smoke some weed) et convoque le Dre épuré de la fin des années 90 (Get your race card, The N***a trap), pour les meilleurs morceaux. Qui sont suffisamment nombreux pour faire oublier les mornes bases instrumentales de The Game lord ou de Laugh now, cry later. Mais le plus surprenant finalement, c’est que, en plus de faire hocher les têtes au moins une fois sur deux, Ice Cube arrive aussi à aligner quelques rimes pertinentes (« I’m from a place where the fuckin Terminator is the Governor », The Nigga trapp ; « It’s boyz in the hood, it’s toys in the hood / Y’all wanna know why there’s noise in the hood / Cause there’s drugs in the hood, thugs in the hood », Why we thugs) au milieu de l’ego-trip fastidieux auquel il nous a habitué depuis dix ans.
Sur la longueur, avec leurs beats rutilants, avec leurs millionnaires déguisés en boyz n the hood, avec leur hédonisme débridé, les yeux écarquillés et la queue dans la main pour les DPGz, les sourcils froncés et la moue boudeuse pour Ice Cube, la réussite mineure de ces albums signe hélas, également, l’épuisement de cette utopie Westcoast qui a tant fait rêver les années 90. Car la puissance du G-Funk originel reposait sur son illusion de réalité, cette menace réelle que semblaient contenir les sons sucrés de Doggystyle ; à l’instar de la plupart des films hollywoodiens d’aujourd’hui, la seule menace que ces disques font planer, c’est celle d’un contrôle fiscal. Sur les revenus à sept zéros de leurs auteurs. D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever que, si les NWA désormais momifiés sont cités et invoqués à plusieurs reprises sur Cali iz active et Laugh now, cry later, on n’y croise pas le seul rapper de LA à avoir su conserver un peu de menace dans ses disques multi-platinés -le battler en chef, l’homme aux 300 mesures de défi, The Game. Dont on espère que, sur la promesse de l’ivresse jouissive de Hard liquor, il livrera un deuxième album à la hauteur de son Documentary de 2005.