Dylan Mills, alias Dizzee Rascal, débarque de ce côté de la Manche avec son premier album, Boy in da corner, tout juste auréolé du prestigieux Mercury Prize et déjà disque d’or en Angleterre. On pourrait simplement évoquer son passé de petite frappe, dire que nous tenons ici un très bon disque de hip-hop anglais (ou UK Garage), enfin affranchi de la tutelle américaine, et lâcher négligemment cette chronique. Faisons un effort, camarades consommateurs, critiques et auditeurs. Qu’on songe à considérer Dizzee Rascal non comme un agité du flow, une bête de sound-system, mais bel et bien comme le songwriter le plus juste et inspiré de l’Angleterre contemporaine. Ce monde qu’il chante, son East London quotidien, est banalement terrifiant : deals, grossesses adolescentes, violences policières, règlements de comptes… I’m a problem for Anthony Blair, la cible est sans équivoque. Dizzee chante avec la voix d’un jeune homme qui a peur et qui tente d’effrayer sa peur. La musique qui l’accompagne est tissée de lambeaux oppressants, scalps plus que samples. Que vaut la révolte qu’on chante lorsque la résignation ronge, aujourd’hui ? Quoi faire ? Rester assis et contempler ce grouillant gâchis ? Ou faire de sa blessure une arme pour le combattre ?
Derrière ce désespoir se dissimule une esthétique à part entière. Une rupture s’effectue entre la musique et la fascination qu’elle entretient pour elle-même. Le geste qui la crée brise le miroir : plus de références, ni de révérences, foin de la post-modernité. La voix devient action : elle empoigne, dérobe, et ainsi elle pense. Créant un univers inédit, elle y laisse partout l’empreinte de sa morsure. Elle se mesure avec la matière qu’elle métamorphose, avec la forme qu’elle transfigure. La langue reprend l’avantage, nous remobilise pour l’expérience de l’écoute. Peut-être avons-nous là le disque le plus important depuis Never mind the bollocks. Ecoutez Y du Pop Group ; écoutez Grotesque de The Fall ; écoutez Old Rottenhat de Robert Wyatt, puis écoutez Boy in da corner. Vous comprendrez de quoi il retourne. La colère, sous le masque de la farce, est triste, mais demeure le dernier rempart.