Alors que Kraftwerk se faisait une place au soleil en pleine déconfiture hippie, Der Plan devait rester à jamais le vilain petit canard de l’electro-pop allemande, un secret bien gardé à l’abri de la versatilité du showbiz. Groupe culte s’il en est, souvent comparé aux Residents, Der Plan est fondé en 1978 par Moritz R, Frank Fenstermacher et Kai Horn. Cette hydre protéiforme commettra sept albums successifs sur son propre label Atatak -dont l’incontournable Geri Reig en 1980, pierre fondatrice de la pop synthétique-, quelques singles et une video désastreuse (à dessein) avant de stopper net en 1992 pour remonter aujourd’hui à la surface avec cette nouvelle aberration musicale intitulée Die Verschwörung (« la conspiration »). A ses débuts, cette formation de Düsseldorf conçoit dans l’indifférence général des bizarreries électroniques dont auraient pu accoucher Raymond Scott ou Jean-Jacques Perrey dans un climat d’anarchie et de stupre, à grand renfort de Mini-Moog et autre Korg MS 20, avec en tête une ironie latente et un simple précepte philosophique énoncé par Mr Krishna himself : « Regarde juste l’arbre, vois l’arbre, sois l’arbre ». Et sans doute aussi la sentence « Nothing is true, everything is permitted » édictée par Hassan-I-Sabbah, dont les gourous beatniks nous ont rabâché les oreilles. Et certainement pas mal d’autres maximes à prendre au degré que l’on veut. Car Der Plan ne prend jamais rien au sérieux, à commencer par eux-mêmes.
Groupe de pop agité du cortex, électron libre opposé à toute forme de dogmatisme, Der Plan se conçoit davantage comme une entité artistique, autant influencée semble-t-il par les plasticiens Sigmar Polke et Martin Kippenberger, par le théâtre de l’absurde ou par le mouvement Dada que par la musique en vogue à l’époque, à savoir le punk-rock et la new-wave, qui heurtent l’art contemporain de plein fouet. L’Allemagne, en particulier Berlin Est, recèle alors un vivier foisonnant de jeunes activistes qui pratiquent la musique comme un vecteur d’art total, en lien direct avec le contexte socio-politique : Die Geniale Dilettanten (version embryonnaire d’Einstürzende Neubauten) ou Die Tödliche Doris n’auront de cesse de repousser le son hors des territoires balisés, flirtant avec l’art conceptuel et la performance. C’est l’ère du « Neue Deutsche Welle », ode à la loufoquerie punkoïde et à la dissidence, qui entérine cette nouvelle vague electro low-tech, entraînant dans son sillage des groupes aussi légendaires que S.Y.P.H., D.A.F. ou Liaisons Dangereuses. Malgré leur réputation croissante, Der Plan ne croisera jamais le succès sur sa route, trop inflexible pour prendre part au monde de la pop jetable, trop subversif pour toucher l’espace d’un instant ce « grand public » tant fantasmé. Il aura quand même fallu attendre 27 ans pour mesurer l’influence de ce groupe tellement visionnaire qu’on ne serait pas surpris que leurs « early tracks » sortent en l’état aujourd’hui, à l’heure où la new-wave se déguste entre amis fortunés adeptes du shopping chez Colette.
C’est dire si en 2004, Der Plan n’a rien perdu de sa verve (bien qu’ayant semé en route Pyrolator, l’épine dorsale du groupe) et concocte toujours d’irrésistibles hymnes datapop (pour ne pas dire « easy-consumable intelligent music », selon leurs propres termes), moins inoffensifs qu’ils n’en ont l’air. Chaque morceau recèle son lot de trouvailles musicales : aux ribambelles d’arpeggiator et de ritournelles synthétiques sur fond de boîte-a-rythme cheapos succèdent des plages sonores qui fleurent bon le Krautrock, pianotis érigés sur field recordings et voix d’archanges vocodées. Impossible de ne pas craquer pour ces mini-hits electro aux paroles caustiques (Rot Gelb Grün, Etwas Geld, Dunkel Wars). Un son typiquement germanique (Aaaah ! ces synthétiseurs vintage !) qui célèbre un certain esprit retro-futuriste, si cher à Felix Kubin, Mouse On Mars, To Rococo Rot, Console ou Schlammpeitziger, pour ne citer que quelques-uns de leurs disciples. Mention spéciale à leur chant des partisans Copyright slavery dont le refrain, entonné par une chorale d’enfant, dit en substance : « un software ne peut être volé, les idées sont libres ». Et quoi de mieux que la musique pour propager ces idées ? On s’en voudrait donc de ne pas mentionner ce photomontage figurant un World Trade Center doté de trois tours flambant neuves et cette pochette, satire du lobby maçonnique… Der Plan suscite des questionnements, mais nous laisse trouver les réponses, car « ce qui paraît être vrai à chacun est en effet la vérité pour lui ». Aussi ludique que critique, cet indémodable module reste encore et toujours l’avenir d’une pop qui refuse de se laisser caresser dans le sens du poil. A juger sur pièce aux Nuits Sonores à Lyon, au mois de mai 2005.