Un détail retient l’attention avec ce nouvel album de Deerhoof : il paraît simultanément en CD, vinyle et cassette. On entend déjà la meute hurler : voilà l’ultime pirouette d’un groupe décidément trop arty, incapable d’écrire simplement des chansons, et qui n’a rien trouvé d’autre qu’un tour de manche snob pour surfer sur la hype des labels DIY. En réalité, ce choix a quelque chose de vicieusement logique. C’est que, dans une chanson pop, le diable est dans les détails, mais aussi et surtout dans les plis de la matière sonore. Non seulement le format cassette et sa bande passante limitée est parfaitement adapté au son de Breakup song (compression et emphase des fréquences moyennes) mais il est tout à fait raccord avec l’optique matérialiste de ce douzième album. Mot d’ordre pour les générations de formations pop à venir, à l’heure d’un fétichisme qui révère le caractère immarcescible des objets plutôt que leurs usages ou leur réalité : il n’y a pas d’album, il n’y que des copies d’album, avec leur souffle, leurs ratés, leurs bandes qui se démagnétisent ou qui cassent.
C’est probablement le pied de nez le plus malin de l’année : enregistrer de la musique sur des supports périssables et se singulariser par un surcroît d’énergie déployée dans le temps même du disque (30 minutes tout pile, pas une seconde de plus). Car on dirait que le groupe brûle là ses derniers vaisseaux à force de choix étranges et de coudes dans une ligne déjà passablement brisée : qu’importe si la musique survit ou pas, qu’importe si elle passe le seuil de l’histoire immédiate (entre deux mois et trois ans sur l’échelle pop d’aujourd’hui), pourvu qu’elle soit mémorable dans l’instant. Et ce support cassette de retourner avec une insolence effarante le fétichisme du support contre lui-même. De la même façon qu’ils avaient distribué Fresh born sous forme de partitions destinées aux fans pour qu’ils proposent leurs versions de la chanson avant que l’original ne se fasse entendre, le groupe se fout pas mal du caractère officiel associé à la musique écrite et figée sur support pérenne. Le geste dadaïste et rageur qui consiste à dilacérer, à l’aide de stratégies bancales, l’aura supposée éternelle importe plus qu’une illusoire pérennité ou qu’un plan de carrière sur lequel construire quelque chose.
Et de fait, Deerhoof n’amasse aucun butin glorieux et préfère couler par le fond ses ébauches d’hymnes pop avant qu’ils ne parviennent à maturité. Breakup song est perpétuellement au bord de l’implosion et plus encore que n’importe lequel de leurs autres albums, il refuse la logique de la chanson pop bien troussée et du earworm, fût-il noisy. Breakup song effectue un retour logique aux dada edits d’avant Deerhoof vs. Evil. Plus que jamais, le groupe empile ses lambeaux de morceaux dans la précipitation la plus féconde, ne s’appesantit sur rien, et surtout pas sur la propreté avec laquelle devrait sonner la musique, pas plus qu’il n’achève quoi que ce soit. Si on retrouve ici une logique vaguement familière, les choix de production écartent assez vite tout souvenir trop précis. Le disque suit donc tout de même la règle d’or du quartet : prendre la tangente à chaque nouvel album et s’éloigner bien vite du précédent d’un bon coup de propulseur lo-tech. On dirait que le son de Deerhoof s’est ici recroquevillé sur lui-même, comme une version ultra-dense d’un hérisson noisy pop qui courrait partout dans un inextinguible affolement mystique. La production dédouble les voix, compacte les guitares en crachotis titubants, met en avant les graves des percussions. De gros synthés qui roulent des mécaniques balancent leur arpégiateurs martiaux avant de battre en retraite devant quelques mesures discoïdes et de couler sans prévenir par le fond (To fly or not to fly) ; une rythmique de samba fournit le cadre cheesy d’une vicieuse ritournelle.
Breakup song est un album anguleux plein de pulsations extatiques, de déchirements électriques, d’instruments improbables, d’ambiances de manoirs hantés en toc qui nappent de sucre-glace leurs dance songs maboules (Mario’s flaming whiskers III), d’élans joyeux et tristes qui font entendre le plaisir simple et sophistiqué de faire du boucan à plusieurs. En 2012, Deerhoof ose toujours tout, encore une fois. Et on ne les remerciera jamais assez du vent de folie furieuse qu’ils font souffler sur le rock.