Il y a un problème Milhaud. D’une part, il est très célèbre par son appartenance au Groupe des Six et par la renommée de quelques-unes de ses œuvres, dont le Scaramouche pour deux pianos, par exemple. D’autre part, il est méprisé par une bonne partie de l’intelligentsia musicale contemporaine pour sa verve et la versatilité de sa production. Son catalogue d’opus est en effet impressionnant ; son style est aussi aisément reconnaissable par l’emploi de la polytonalité, de la polyrythmie, de la polymélodie et peut-être même du poly-copié… Bref, il faut savoir faire son choix. Dans le cas présent, on ne trouve que du bon, voire du très bon.
La Création du monde constitue sans doute, avec Le Bœuf sur le toit, un de ses chefs-d’œuvre. Composée en 1923, cette partition se présente comme une réponse française au Sacre du printemps de Stravinsky, de dix ans son aîné. Ici, il s’agit de la version réduite pour quatuor à cordes et piano. On y perd peut-être l’aspect jazzy, folklorique et bigarré de l’original ; on y gagne en revanche en profondeur et en finesse. La subtilité du discours mélodique tout en formes arrondies est une invitation à un primitivisme joyeux que les cinq musiciens magnifient d’une palette sonore aux reflets chaleureux. Le violoncelle de François Salque est naturellement généreux ; les violons de Tedi Papavrami et Raphaèl Oleg aiment à s’épancher ; au contraire, Eric Le Sage, en maître de conscience, se montre plus retenu. De fait, l’interprétation trouve son équilibre dans la participation médiane et solide de l’altiste Christophe Gaugué. On tient là sans doute une des versions les plus abouties, même si l’on garde un faible pour l’authentique formation symphonique.
La Suite pour violon, clarinette et piano est l’expression même du talent du compositeur qui se définissait lui-même comme « un Français de Provence et de religion israélite ». Conçue au départ comme la musique de scène du Voyageur sans bagage d’Anouilh monté par Pitoèff, l’œuvre possède un charme méditerranéen indéniable. On y entend aussi, notamment par le timbre de la clarinette, une mélancolie et une sensualité qui nous font penser à la musique klezmer. En à peine dix minutes, l’auditeur passe ainsi d’un univers à l’autre sans s’en rendre compte ; mais l’envoûtement naît également de la remarquable prestation, tout en délicatesse, du clarinettiste Paul Meyer. La rondeur et le galbe de ses phrasés donnent à la musique une liquidité comparable à celle d’un grand cru de Bourgogne.
La Sonate pour deux violons et piano nous était moins connue. Elle constitue en réalité une surprenante découverte. Il est remarquable de voir à quel point les compositeurs français ont su inventer de nouvelles associations, laissant libre cours à leur inspiration sonore plutôt qu’à de classiques préoccupations formelles. En cela, la lumière aveuglante et stridente des deux mouvements vifs est un régal ; Papavrami et Oleg sont là encore au fait de leur art, dévorant littéralement les notes pour n’en laisser qu’un parfum à la fois fumé et rafraîchissant.
Enfin, Eric Le Sage garde pour lui les Saudades do Brasil. Là encore, la version orchestrale nous semble plus luxuriante. Mais de nouveau, la version pour piano révèle les préoccupations musicales : moins à la recherche de l’effet, Milhaud travaille un langage harmonique et rythmique syncrétique. On pourra regretter l’approche un peu timorée qu’en a Le Sage. On aurait aimé un peu de fougue, de passion, de ferveur carnavalesque brésilienne. Il n’en est rien. Cette rigueur a le mérite de mettre en relief l’aspect plus nostalgique de cette musique. Ainsi, la musique de Milhaud chante autant le soleil que la nuit.
Tedi Papavrami et Raphaèl Oleg (violons), Christophe Gaugué (alto), François Salque (violoncelle), Paul Meyer (clarinette), Eric Le Sage (piano). Enregistré à Paris (Eglise luthérienne du Bon-Secours) en 1999.