William Bennett est un vétéran. Pape de la musique extrême, père fondateur du noise contemporain, provocateur professionnel à la tête du groupe Whitehouse fondé en 1980, Bennett a depuis trois ans changé de fusil d’épaule en se lançant, seul, dans l’aventure de Cut Hands. Depuis un DJ set joué à l’Optimo (célèbre club de Glasgow fondé par les membres du groupe du même nom) durant lequel, selon la légende, Bennett s’appliqua à ne jouer consciencieusement que des musiques issues des traditions haïtiennes à un volume assourdissant, Bennett s’est mis en tête de devenir le hérault autoproclamé de ce qu’il dénomme, non sans un certain abus de langage, l’afronoise.
C’est donc pour la troisième fois que Bennett convoque les esprits de la santería et du vaudou (on se souvient du retentissant Afro Noise I en 2011, puis de Black Mamba en 2012). Festival Of The Dead, enregistré entre 2012 et 2014 et paru chez Blackest Ever Black, s’articule autour d’un programme toujours ascétique et essentiellement centré sur les polyrythmies fracassantes, entre simulacre de musique rituelle world et proposition techno. Parfois (rarement), le bourdonnement des percussions hypnotiques lancées à toute vitesse (supposées empruntées aux musiques rituelles congolaises, ghanéennes ou haïtiennes, donc) cesse un peu. Avec un peu d’imagination, on pourrait alors discerner quelques syncopes UK Bass, voire quelque chose de shackletonien.
Ce n’est pas la première fois que William Bennett, outre quelques djembés trouvés ici et là dans la discographie de Whitehouse, se penche sur les musiques cérémoniales et les états hallucinés qu’elles peuvent provoquer. En 1997, sous couvert d’anonymat, il sortait une « fausse » compilation de musiques prétendument africaines. Extreme Music From Africa, c’est le nom du disque, jouissait de liner notes plutôt carabinées, dans la droite lignée des Mondo Movies, ces films d’exploitation racoleurs des années 1960 (au demeurant très drôles) où l’exotisme, le sexe et la violence prenaient des airs de divertissement forain aux relents colonialistes : “Africa – the dark continent of the tyrants, the beautiful girls, the bizarre rituals, the tropical fruits, the pygmies, the guns, the mercenaries, the tribal wars, the unusual diseases, the abject poverty, the sumptuous riches, the widespread executions, the praetorian colonialists, the exotic wildlife – and the music.” Une vision de l’Afrique et de sa musique, qui à l’heure des très belles rééditions de Sublime Frequencies et autres Awesome Tapes from Africa, donnera à n’en pas douter de l’urticaire aux tenanciers d’une authenticité factuelle.
Or en aucun cas, Cut Hands ne prétend singer ou s’accaparer une quelconque musique du monde : il s’agit là d’un projet sonore dénué du moindre sample et dont Bennett revendique la paternité de A à Z. La question pour Bennett est de reconstituer, par le biais de percussions bourrées d’effets électroniques, cet effet de transe et d’ensorcèlement propre aux cérémonies vaudoues, sans pour autant s’en approprier les sons originels ou en tenter un décalque fallacieux (si fréquent dans certaines abominations world-techno qui ne suscitent pourtant aucune polémique – allez comprendre !)
Que ce soit avec Whitehouse (en compagnie de l’aboyeur génial Philip Best et, par un temps, de l’écrivain pornographe Peter Sotos) ou avec Cut Hands, Bennett n’a jamais prétendu faire une musique autre que la sienne, une musique extrême, bruitiste, violente, transgressive, provocatrice – ce qui lui vaut encore maintenant d’être harcelé par les ligues de vertu. Les détracteurs de William Bennett, obnubilé par son fascisme supposé, lui prêtent au demeurant des intentions qui ne sont pas les siennes : telle est l’éternelle lubie des directeurs de conscience, incapables de faire le discernement entre fantasme et réalité, et dont la vision restrictive de l’art ne semble pas voir plus loin que le bout de leur nez.
Fatigué de devoir se justifier, alors que la force de Whitehouse provenait justement de l’absence de tout « mode d’emploi », de toute « explication de texte » (une démarche poursuivie de son côté par Philip Best et son projet solo Consumer Electronics), Bennett a préféré y mettre un terme. En se focalisant sur Cut Hands (et simultanément sur ses sets de DJ italo-disco, sous le nom de DJ Bennetti !), il coupe court aux ambiguités éthiques et idéologiques de son premier groupe pour en soulever d’autres, laissées encore une fois à la seule appréciation de l’auditeur, hormis quelques commentaires laconiques sur ses sources d’inspiration.
Ce qui caractérise depuis toujours la démarche de Bennett, c’est la recherche d’une emprise : sur lui-même ou sur l’auditeur, par des techniques d’auto-asservissement et de manipulation mentale, par une induction hypnotique collective et consentie (volume sonore fracassant, abus de langage, impact physique et psychique). Une façon de servir de rempart à une manipulation autrement plus sournoise : celle de la culture, de l’information, des medias, de la religion, du consumérisme… de tout ce qui constitue les « concessions invisibles » auxquelles il oppose, en quelque sorte, leurs carbones inversés : la projection la plus vile du subconscient collectif, un éventail de ce que l’humanité a généré de pire au 20ème siècle, transposé à la façon d’un Grand-guignol macabre et sadien, sur fond de vacarme industriel. Avec Cut Hands, cela passe moins par le verbe et le bruit blanc électronique que par la pulsation rythmique, les brutaux changements de cadences, les saturations… Tout concourt à exercer un impact physique et psychique qui perdure bien après l’écoute.
A la fin de ce Festival of the Dead séditieux, rien ne permet néanmoins de savoir ce que l’on l’on fête, ni ce que signifie la virulence ou la violence de sa musique, outre l’indéniable défi – physique donc, plus que dansant à proprement parler – qu’elle peut représenter. Sans s’avancer outre mesure sur la portée symbolique du geste de Bennett, on peut craindre que la redondance musicale (similarités des constructions, sécheresse de la production…) malgré quelques temps forts (The Claw en ouverture, Damballah 58 un peu plus tard), n’aident que bien peu à nous éclairer sur les motivations profondes de cette fête des morts ultra-aride. Seul Belladonna, morceau illustrant à l’origine un documentaire consacré à la réalisatrice et actrice hard suscitée, semble s’écarter un peu du sujet. Impénétrable, donc, comme cette jungle de percussions brutales qui fait son lit sur les films d’exploitation (Cannibal Holocaust et Africa Addio en première ligne), mais aussi sur Les Maîtres Fous de Jean Rouch ou Impressions d’Afrique de Raymond Roussel. Autant dire que Bennett, esprit malicieux, s’amuse comme un petit fou avec ses tam-tams en folie.