Crocodiles est un groupe de San Diego, Californie, monté en 2008 par deux loubards à la dérive, entre une cuite à la tequila et une baston au cran d’arrêt sur le parking d’une chaîne de tacos. Après deux albums résolument noise (Summer of Hate, 2009, et Sleep Forever, 2010), ils essuient leurs doigts maculés de graisse de moto pour se repeigner d’un mouvement sûr et entonner des mélodies pop à faire pleurer une pompe à essence sur Endless Flowers (2012) : Brandon Walchez chante le cœur brisé des loups solitaires détruits par une femme trop belle pour eux, et Charles Rowell fait pleurer sa guitare dans un déluge d’effets évoquant la pluie qui tombe sur ceux que l’on vient de quitter. Le tout culmine dans un sommet de mélancolie virile, Crimes Of Passion (2013), catalogue de tubes à la production pharaonique, comme un baume sur les blessures des mauvais garçons trahis par la vie. Nés dans le bain multiculturel de la Californie du Sud, les deux lonesome cowboys se sont naturellement imprégnés de cet exotisme intérieur sur leur cinquième opus, Boys, allant jusqu’à enregistrer à Mexico auprès du producteur Martin Thulin. Reflet de ce virage inattendu, l’album propose dix morceaux de « salsa-punk » aussi innovants que convaincants.
En tous cas, c’est comme ça qu’on aurait présenté les choses si on avait dû rédiger le communiqué de presse. Sauf que rien, ci-dessus, n’est crédible. Soyons lucides, les Crocodiles ne sont pas du tout ce qu’ils prétendent être. Alors, prêts ? On recommence.
Les Crocodiles sont des clichés vivants. Fascinés par un idéal de virilité qu’ils sont loin d’incarner, nos petites frappes en bois mouillé se demandent quoi faire quand, en 2008, leur groupe de hardcore Some Girls (comme la chanson du groupe qui est clairement l’incarnation de la voyouserie la plus sauvage si vous avez plus de cent vingt-cinq ans) splitte. Choisissant un animal-totem au potentiel terrifique approuvé par le conseil d’administration des producteurs de Panique dans le marais et Les Dents de la mort, Brandon Walchez et Charles Powell remontent une formation rock-orienté-cuir et mettent un point d’honneur à donner un titre ronflant à tous leurs albums. Ils s’habillent comme des cowboys, ou comme s’habilleraient les cowboys s’ils ne gardaient pas les vaches mais distribuaient des prospectus pour des événements American Apparel à l’entrée des galeries d’art de Manhattan. Hell’s Angels imaginaires, ils n’hésitent pas à recycler les lieux communs de la poésie sentimentale la plus mièvre pour donner corps à leurs fantasmes régressifs, et se persuader eux-mêmes qu’ils sont des James Dean modernes tombés dans le chaudron du punk, des kids livrés à eux-mêmes trouvant la rédemption dans la pop music, cette muse des braves. Comme des anges des bas-fonds, des démons des cieux, des Christ à guitares. Bref, des branleurs.
Pourtant, il y a bien quelque chose de vivant chez les Crocodiles, un pouls, une chair, au croisement de la mythologie et du marketing. Peu importe leurs gesticulations, leurs poses de durs à cuire qui tirent la langue, ils savent, de façon assez étonnante, écrire de vraies chansons. Leur discographie a été une ascension stupéfiante vers la perfection pop, chaque album reléguant le précédent au rang d’ébauche, à la surprise de tous ceux qui pensaient que ces « plastic punks » n’avaient rien dans le ventre. Or, ce bouillon de signes inconsistants a miraculeusement métabolisé, et la digestion de Phil Spector, The Archies et Jesus & Mary Chain, du shoegaze, du glam et de la pop bubblegum, s’est opérée dans le corps de ces mascottes gonflables pour engendrer une œuvre qui sent réellement les tripes.
Mensonges au carré accouchant d’une vérité, les Crocodiles en ont remis une couche avec Boys, dont le nom ne fait même plus semblant d’éviter le clicheton. L’argument de la « salsa-punk » est lui aussi bidon, hormis sur un titre (« Kool TV ») vaguement teinté de couleurs latines, à la base garage par ailleurs tout à fait orthodoxe. Le voyage à Mexico n’avait pas de sens particulier, sinon comme anecdote pour étoffer le mythe. En réalité, l’album est dans la lignée des précédents, froid comme une icône, et pourtant vivifié par une grâce d’un autre âge.
Décevant en cela seul qu’il n’égale pas Crimes Of Passion en termes de mélodies définitives, Boys reste l’album d’un groupe qui n’arrivera jamais à se faire détester complètement, tant il sait nous toucher par-delà le mumbo jumbo symbolique et le chantage à l’authenticité (Brandon Walchez ne trompe personne, il sort avec la chanteuse des Dum Dum Girls, autre groupe punky-pubard certifié toc). Il faut s’y résoudre, les Crocodiles écrivent comme en passant les tubes que des gens cent fois plus méritants n’écriront jamais. « Monde de merde », comme dit l’autre.