En décembre dernier, pour la première semaine d’exploitation au Japon du nouvel album de Cornelius, Sensuous a été la plus grosse vente du Tower Records local. Pour son concert gratuit à l’Apple Store de Ginza, les gens ont commencé à faire la queue devant le magasin dès 7h du matin. Son concert prévu pour mars dans l’immense Ebisu Liquid Room de Tokyo était déjà sold-out en janvier. En France, pays de Naast et de la Star Ac’, Cornelius n’est qu’une sorte de sous-Beck nippon qui fait des disques pop trop compliqués pour toucher le mainstream (Warner France ne mise pas un kopeck sur cette sortie). Mais pour les Japonais, Corneliusest le mainstream. Et Sensuous est là-bas un événement culturel d’ampleur nationale. Comment expliquer une telle disparité de réceptions ?
D’abord, Keigo Oyamada est dans l’histoire culturelle japonaise une sorte de vétéran pop, qui a importé la culture indie-rock au pays du soleil levant, au mitan des années 90, avec son groupe Flipper’s Guitar. L’impact de Flipper’s Guitar, restituant en version nippone la fougue de Teenage Fanclub et les saturations de Jesus & Mary Chain, fut l’équivalent au Japon de celui de Nirvana aux Etats-Unis : une révélation, une révolution, un nouveau public, un nouveau marché. Mais là où Kurt Cobain s’est arrêté d’un coup d’un seul, Keigo Oyamada a continué, piquant à la Planète des singes son pseudo teen-idol Cornelius et se lançant dans des albums formalistes et en 3D de meta-pop, d’abstract-pop, qui ont autant à voir avec les Beatles et Brian Wilson qu’avec le petit manuel du parfait ingénieur du son protoolsé. Opérant avec le sautillant Fantasma (1997), le conceptuel Point (2001) et son update sensationnelle Sensuous (2006) une véritable déconstruction des codes de la pop, en entomologiste érudit des formes de la musique populaire, clouées sur sa partition luminescente (l’écran de l’iMac) comme autant de petites pièces de Lego à assembler en un tout fractal et acide, Cornelius est le paradigme musical et éclatant d’une société japonaise consommatrice boulimique de musiques et d’images. Symbole d’un post-modernisme exacerbé, il est le produit de synthèse de la culture consumériste la plus développée au monde et d’une culture ancestrale, shintoïste, tournée vers la nature, les croyances et les sensations : expérimentale et laborantine, sa musique incorpore des éléments dissonants et des sons « agréables » à l’oreille, créant une tension et une attention quasi lysergique par la juxtaposition d’éléments sonores issus de la culture de masse, de sons simplement électroniques ou de purs enregistrements de la nature. Pour Cornelius, il n’y a pas de différence entre le son et la musique : « Quelque soit le son, il peut sonner comme de la musique pour certaines personnes. En japonais, le mot « Musique » (Ongaku) signifie « Apprécier le son ». Par exemple, certains Japonais peuvent apprécier le son des insectes le soir, ou apprécier le son d’une grenouille sautant dans le lac ».
Dès lors, on entend sur les albums de Cornelius autant de mélodies en forme d’aphorismes ou de haïkus, fragmentées et épurées, qu’un pur travail formel sur le son : une folle automation de delay ou de panoramique, le plus beau kick compressé de l’histoire du kick compressé, un modèle de reverb’, la plus belle prise de son de guitare acoustique jamais entendue. Point ou Sensuous sont ainsi des odes à la technologie, des invitations à l’achat immédiat d’enceintes Hi-Fi à 3000 euros. Jusqu’aux lyrics, qui deviennent pure matière sonore abstraite, interjections ou onomatopées (Gum), utilisant ici la particularité rythmique de la langue japonaise, qui peut être coupée en sons de la même taille (les syllabes hiragana et katakana), pour être assignée à une grille de patterns musicaux : « Pour les lyrics de Gum, qui sonnent comme de la poésie, je me suis effectivement concentré sur le son des mots et sur la manière dont les mots pouvaient être alignés. Même si je ne comprenais pas forcément le sens de cet alignement de mots ».
D’une façon générale, le travail de Cornelius porte sur la littéralité. Les mots illustrent littéralement ce qui se passe dans le morceau (l’arrivée d’un kick, une nappe de synthé, une sonnette, un changement de tonalité, sur Fit song), le morceau illustre littéralement son titre (Drop, sur Point, digression musicale autour d’une goutte d’eau), ou les morceaux illustrent littéralement le titre de l’album (qui devient ainsi un album conceptuel) : Point développe toutes les combinaisons musicales possibles (concentration, multiplication, succession, condensation, explosion, etc.) autour du concept de « point » (le point de départ, le point final, le point de repère, dans le temps ou dans l’espace) à toutes les sauces poétiques (la goutte d’eau est un « point »…), tandis que Sensuous s’intéresse aux rapports entre les sons (donc la musique) et les sens, comme un manifeste à propos du contenu émotionnel de la forme. Cornelius est un magicien.
Car au-delà de la forme et de l’abstraction, Sensuous porte bien son nom et fait résonner en nous de profondes cordes sensibles, de la plus haute à la plus grave. Dès la première écoute, on est touché par sa qualité émotionnelle. Il y a une sensualité propre au maniement des patterns mais aussi une affection sereine et sincère pour l’auditeur, un véritable sentiment protecteur qui semble s’exprimer ici (notamment sur la magnifique berceuse finale, Sleep warm, reprise de Dean Martin). Peut-être la paternité récente de Keigo Oyamada y est-elle pour quelque chose ?
Certes, Cornelius est sans doute un particularisme culturel japonais, dont l’oeuvre est parfois difficilement préhensible pour une audience européenne, qui n’a pas les mêmes référents culturels. Cependant, on pourrait aussi dire que la pop de Cornelius est tout simplement la pop du futur. Que cette vision de la musique, à la fois profondément inscrite dans son époque et pourtant à vocation universelle, à la fois cérébrale et complètement esthétique, est peut-être ce que ce mois de mars a de plus beau à nous offrir en matière musicale, de plus excitant, de plus inspirant : des idées mariées à des sentiments, un début de printemps.