C’est la découverte de cet instrument qui a relancé ton envie de composer ?

Pas tout à fait. Quand j’ai reçu la viole en 2009, je suis rentrée en plein dans la période où je n’avais plus envie de faire de musique. En 2010 l’envie était revenue, mais je ne savais pas par où commencer, je cherchais et cherchais et je ne trouvais rien, ou si peu. Début 2012 les choses ont commencé à prendre une tournure plus convaincante, j’ai continué à explorer le jeu en fingerpicking sur ma basse de viole (que j’avais déjà commencé à explorer sur Les Ondes Silencieuses). Mais c’était difficile à cause des grand écarts pour les doigts de la main droite. C’est à la fin du printemps 2012, durant la préparation de The Weighing of the Heart, que j’ai sorti le dessus de sa housse, toute honteuse de l’avoir négligé pendant aussi longtemps.

Pourquoi l’accordes-tu comme une guitare ?

J’en ai toujours trouvé le son un peu trop aigu. J’ai tout simplement décidé de l’accorder un peu plus grave. De là à me dire : « Pourquoi ne pas tenter de l’accorder comme une guitare puisqu’il a six cordes, et voir ce que cela donne ? » il n’y avait qu’un pas, que j’ai fini par franchir. Je n’exagère pas en disant que ça a été une révélation, je me suis tout de suite dit : ça y est, j’ai trouvé comment utiliser cet instrument, et ça me donne un son et me mène vers un jeu que je n’ai jamais entendu ailleurs.

C’est aussi ce qui donne un côté pop à ta musique, d’autant que tu joues sans archer. Est-ce important, pour toi, de t’éloigner de l’origine classique de ton instrument ?

En tout cas c’est certain que je ne me considère pas du tout comme faisant partie d’une quelconque école « néo-classique » et oui, je me sens plus proche d’une approche pop au sens d’aimer profondément la mélodie. 

L’homogénéité sonore de Captain Of None, ainsi que ses paroles très cohérentes, le rapprochent d’un album concept. 

Effectivement Captain of None est presque un album concept aussi bien au niveau des paroles que de l’unité du son. L’album est à la fois très compact en raison du nombre restreint de morceaux et en même temps très spacieux du fait de la durée des morceaux et de leur structure. « Captain of None » a été le deuxième morceau composé pour l’album (après « Lighthouse ») et j’ai tout de suite senti que c’était un morceau différent de tout ce que j’avais fait avant. J’ai compris que la thématique musicale et celle des paroles seraient liées à ce morceau. Il fallait donc qu’il conclue l’album. Lorsque toutes les chansons ont été enregistrées, l’ordre s’est imposé assez rapidement : alternance entre morceaux chantés et instrumentaux, entre morceaux avec ligne de basse et sans, et percussions et mélodica au milieu.

As-tu conçu cet album de manière à pouvoir le jouer seule sur scène ?  

Il n’a pas été conçu dans cette optique en particulier, mais effectivement mon choix de restreindre ma palette instrumentale pour l’album a pour conséquence directe que pour la première fois depuis mes débuts je peux jouer la quasi intégralité d’un album en concert (7 morceaux sur 8). C’est aussi possible à cause du fait que parallèlement au nombre d’instruments restreint, le setup est cependant plus complexe parce que j’ai plus de pédales qu’avant et donc plus de possibilités pour me sampler à différents « niveaux » dans le morceau.

Quels sont les instruments dont tu joues sur scène ?

Dessus de viole, ma voix, le mélodica sur « Salina Stars », un peu de tom basse, et toutes mes pédales sampler et delay que je considère comme des instruments à part entière.

D’où viennent donc les percussions qu’on entend sur « This Hammer Breaks » ?

Pour « This Hammer Breaks », après mûre réflexion, j’ai décidé de briser la règle que je m’étais imposée depuis mes débuts, à savoir ne jamais utiliser un son préenregistré : sur l’album, j’ai joué un rythme nubien sur un tambour sur cadre, puis ai accéléré et pitché ce rythme. C’est quelque chose qu’en théorie je peux faire en direct, mais c’est très délicat en termes de prise de son et précision de la boucle : si cette boucle de percussion est légèrement irrégulière à cause de mon jeu ou de la mise en boucle, ou jouée un peu trop rapide ou trop lente, alors tout mon jeu sur les delays peut nettement moins bien fonctionner, et donc tout gâcher. J’ai donc décidé que pour une fois, j’allais être un peu moins stricte avec moi-même !

Tu as été une lectrice de poésie, et notamment de René Char. Les influences littéraires, sur cet album, me semblent s’éloigner de son oeuvre.

J’ai effectivement lu du René Char quand j’étais au lycée, donc il y a plus de vingt ans ! Sur cet album les éventuelles influences littéraires ou d’autres paroliers ont eu lieu avant la période d’écriture des paroles du disque, car j’ai effectivement lu pas mal de poésie à l’époque de The Weighing of the Heart : tout Emily Dickinson, du Whitman, des anthologies de haïku, et j’ai aussi lu des paroliers que j’admire comme Townes Van Zandt ou Stina Nordenstam, et deux musiciens dont j’admire énormément le travail et qui écrivent des paroles dans un style d’économie de moyens qui a influencé le mien, Arthur Russell et Moondog.

Les paroles de Captain Of None explorent le thème de l’intériorité (« the inside »). La lumière et l’obscurité reviennent très souvent aussi, dans tous les textes excepté celui d’ « I’m Kin ». 

Captain of None est un album sur l’humain, le mystère qu’est tout être humain pour les autres, et le mystère que l’on est parfois pour soi-même. C’est donc un album sur la nécessaire, difficile et parfois impossible connaissance et compréhension de soi-même, d’où les références à la lumière/obscurité et à l’intériorité. Quand j’en parle comme cela, j’ai tout de suite l’impression d’enfoncer des portes ouvertes ou de dire des choses qui peuvent paraitre un peu niaises, car il est difficile d’aborder ce genre de sujets avec le vocabulaire courant. Mais c’est justement pour ça que j’aime l’écriture des paroles, qui préservent la part de mystère dont j’essaie justement de parler.

Captain Of None est ton deuxième album contenant des paroles. 

Oui, et je pense d’ailleurs je voulais aborder les thèmes dont tu parles dès que j’ai commencé à essayer d’écrire des paroles en 2010, mais à l’époque je n’ai pas trouvé le mode d’écriture qui m’aurait permis cela, et c’est pour cela que sur The Weighing of the Heart je m’étais plutôt concentrée sur mon autre sujet de prédilection, la nature (au sens large du terme – on pourrait même dire l’univers). Sur Captain of None, je me suis enfin sentie prête personnellement et techniquement pour essayer d’exprimer tous ces sentiments et sensations.

Les paroles d’ « I’M Kin » sont particulièrement mystérieuses » (« I’m kin to the broken Aztec cup / I’m kin the broken ram from Irak / I’m kin to Argos recognizing Ulysses / I’m kin to greyhounds hanging from the trees »). 

J’ai toujours adoré voir les rapprochements entre époques et lieux très éloignés les uns des autres, en art en général et en musique en particulier, et j’ai maintenant une grande passion pour les oiseaux et je commence aussi à lire des écrits sur le comportement animal, et cette question du lien entre animal et humain me fascine. « I’m Kin » est donc mon hommage aux autres êtres humains et cultures qui nous ont précédés (représentés par un bol aztèque et une statue d’Iraq que j’adore et qui se trouve au British Museum, « the ram in a thicket »), aux animaux (j’ai choisi le chien, représenté par le chien d’Ulysse, Argos, qui meurt après avoir reconnu son maître, et les lévriers espagnols pendus aux arbres par les chasseurs qui s’en débarrassent ainsi lorsqu’ils estiment que ces chiens ne leur sont plus utiles), aux pierres et à tout ce qui vit sous terre, et aux éléments (le feu, l’eau).

L’écriture des paroles est-elle une étape difficile ?

Oui et non. Disons que c’est un processus sur lequel j’ai l’impression d’avoir finalement assez peu de contrôle : par moments tout à coup une image me vient en tête et elle est la bonne, mais il peut se passer parfois des semaines avant que cette image ne vienne. J’ai un petit cahier dans lequel je note des phrases, parfois inspirées de choses réelles : par exemple, la métaphore « This hammer breaks illusions » m’est venue pendant un voyage en train où je me suis retrouvée à fixer le petit marteau d’urgence pour briser les fenêtre et je me suis fait la réflexion que certains événements sont comme des marteaux brisant nos illusions, nos certitudes, et c’est comme ça que le texte du morceau a commencé à prendre forme.

L’illustration de l’album évoque justement l’alliance – ou l’opposition – de la lumière et de l’obscurité, reflétées sur un visage étonné, ou perdu, ou surpris, évoquant par son graphisme certains masques africains. Peut-on voir cette pochette comme une métonymie de l’album ?

Je pense que l’idée du visage dessiné par Iker Spozio est d’évoquer le mystère dont j’ai parlé avant : impossible de savoir ce qui se cache derrière ce visage, ce que contient cette tête, quels sentiments, quel état d’esprit… Il peut effectivement évoquer un masque africain, l’être robotisé de « Metropolis », peut-être même une créature venue d’ailleurs…

[1] Une “version” est la version instrumentale d’un morceau de reggae, à partir duquel des producteurs comme King Tubby ont inventé le dub, à la fin des années 1960.