Que la chose soit entendue. Qui ne connaît pas les œuvres de Claudio Monteverdi ne peut prétendre être mélomane. Certes, il ne s’agit pas de pratiquer du terrorisme intellectuel. Mais la réserve n’est pas de rigueur ici. De la musique à sa réalisation, pas un seul faux pas, pas le moindre reproche à esquisser. Rarement a-t-on ressenti une telle plénitude d’écoute. A se demander si Gabriel Garrido n’est pas la réincarnation de Monteverdi ? Du moins, depuis l’enregistrement de L’Orfeo en 1996, lui est-il devenu essentiel. Même Rinaldo Alessandrini n’est pas parvenu à une telle identité dans ses enregistrements de madrigaux. Nous sommes par conséquent face à un phénomène unique. On ne saurait disséquer cet objet discographique. On peut à peine considérer l’ensemble. Comment restituer le dialogue d’un auditeur avec l’art ? La tâche est impossible. Constatons, simplement.
L’Incoronazione di Poppea (Le Couronnement de Poppée) est le dernier opéra de Claudio Monteverdi. Le livret est de Giovanni Francesco Busenello. Le compositeur est alors âgé de 75 ans. Il n’a plus rien à prouver, déjà consacré père de la musique occidentale. Il n’empêche. Si L’Orfeo posait les bases de l’opéra, Le Couronnement contient à lui seul tous les plus grands opéras à venir : Mozart, Wagner, Moussorgski, Debussy et Berg se confondent. Poétique, politique, réaliste, symboliste, comique, dramatique, il est tout cela à la fois. Autant dire que les significations prolifèrent ; il n’y a qu’à comparer toutes les interprétations réalisées jusqu’à présent. Celle de Nikolaus Harnoncourt faisait office de référence. On a bien peur que cela soit terminé. Si l’œuvre est toujours à réinventer, on souhaite du courage aux successeurs de Garrido. Sa direction, faut-il encore le dire, exalte tout autant les harmonies, les couleurs, les rythmes, la souplesse des lignes. Son instrumentation privilégie les timbres pincés (théorbes, guitares, harpe, clavecins), tandis que les voix sont toutes très nettement caractérisées. C’est d’ailleurs une des forces de cette version. Malgré l’entrelacs des personnages, il est possible de suivre le drame à travers le traitement, l’expression des chanteurs.
Guillemette Laurens trône en tête de la distribution, faisant de Poppée une amoureuse plus qu’une ambitieuse. Néron n’est pas le sale marmot auquel on est habitué ; on perçoit au contraire les séductions de ses folies, la voix de Flavio Oliver contribuant à nous envoûter plus que de raison. Sénèque est peut-être le véritable héros ; la basse Ivan Garcia confère tous les attributs de la noblesse et distille habilement les défauts de ses qualités. On pourrait continuer dans cette direction. Mais une seule chose importe : l’étendue du champ de sens que nous offre cet enregistrement. On ne peut en quelques lignes, en quelques écoutes, enfermer ce disque. A lui tout seul, il résume ce qu’est le baroque. Ce n’est pas l’illustration de la pochette de couverture qui nous contredira.
L’Amour vainqueur du Caravage baigne dans un fond noir ; soit : la vérité n’est jamais celle que l’on croit. Formulons juste un reproche : pourquoi n’y a-t-il aucune photographie des chanteurs alors que Garrido a droit à deux reproductions ? L’erreur est humaine nous dit aussi Monteverdi.
Guillemette Laurens (Poppée), Flavio Oliver (Néron), Fabian Schoffrin (Othon), Emanuela Galli (Drusilla, Vertu), Gloria Banditelli (Octavie), Ivan Garcia (Sénèque), Adriana Fernandez (Demoiselle, Amour), Martin Oro (Arnalta), Mario Cecchetti (Lucain), Elena Cecchi Fedi (Valletto), Beatriz Lanza (Fortune, Vénus). Ensemble Elyma, Studio de musique ancienne Antonio il Verso, Gabriel Garrido (direction et réalisation musicale).