Blue Note, Tokyo, septembre 2007 : le club, à la demande de Chick Corea, organise trois soirées en duo avec la pianiste Hiromi Uheara, qu’il connaît de longue date puisqu’il l’avait jadis invitée, toute jeune (38 ans les séparent), à le rejoindre sur scène pour un boeuf impromptu, et qu’il lui avait par la suite ouvert les portes du label Telarc, afin qu’elle enregistre son premier album. Une histoire unit donc ces deux musiciens, qui explique peut-être que le public japonais ait si massivement répondu à l’invitation : à en croire le dossier de presse, il n’a pas fallu une heure pour que les billets des trois soirées s’envolent. Un an plus tard, et alors qu’entre-temps Corea et Hiromi ont remis ça au Nippon Budokan, haut lieu des exploits passés de Corea avec… Herbie Hancock, voici donc la trace enregistrée de ces concerts, en deux disques et douze morceaux. D’abord, le plaisir d’avoir affaire à cet exercice si spécial et si rare (outre l’inévitable Corea-Hancock, donc, on se souvient par exemple, dans les dernières années, d’Enrico Pieranunzi et Bert Van den Brink), le duo de pianos : une curiosité et un problème musical, celui du trop-plein qui forcément menace, du partage délicat des tâches, de la ligne-frontière entre les deux protagonistes.
A l’écoute, pourtant, Chick Corea et Hiromi Uheara paraissent avoir trouvé la solution, naturellement, presque comme si le problème n’existait pas : on est bien saisi par la masse et par l’espace qu’occupent les deux pianos, par le rythme intense de la musique aussi, mais sans étouffer ni perdre jamais le nord ; simplement, on a l’impression à travers ce dédoublement des moyens d’une plénitude totale de l’instrument, d’une musique légèrement redoublée sur elle-même, pour ainsi dire complète. La prise de son, excellente, permet sur une bonne chaîne de distinguer plus ou moins les deux pianos, et de se repérer dans les échanges et les joutes ; mais, tout aussi bien, on peut décider de ne les entendre que d’un bloc, et de se laisser emporter par les arabesques en ne prêtant d’attention qu’à la subtile mise en espace entre les plans (ici démultipliés, avec en quelque sorte quatre couches au lieu de deux), sans se préoccuper de qui joue quoi. L’exercice est d’autant plus réussi que le répertoire est varié, qui permet au fil des standards (How insensitive de Jobim, Bolivar blues de Monk, jusqu’à un Concerto de Aranjuez radicalement revu ; on ne regrettera que la déconstruction un peu attendue d’un Summertime moins captivant) d’aller de l’abstrait au romantique, de la sculpture cubique monumentale (les cascades d’accords sont parfois réellement étourdissantes : Déjà vu) à la méditation cinématographique et mélancolique. Splendide.