« Sans transgression de la norme, il n’y a pas de progrès possible. Mais avant de chercher à transgresser efficacement, on doit au moins s’être familiarisé avec la règle, avec la norme dont on veut s’écarter » (Frank Zappa). Comme en réaction au dionysiaque post-11 septembre (primitifs new-yorkais, rêveurs chillwave, néo-raveurs londoniens, folkeux DIY / K7), on croit voir dans les dernières tendances musicales un certain retour à la virtuosité (Stepkids, Thundercats, Justice et les soli de guitares FM, why not), au jeu, et à la longueur de temps de l’enregistrement analogique (disparu avec la MAO et Soundcloud) : « En enregistrant sur bandes analogiques, tout est plus difficile, intéressant, plus musical, moins compliqué, avec moins de choix, plus tactile, demandant plus de maîtrise. Ce qui disparait dans le processus numérique, c’est l’habileté » (Jonathan Wilson). On verra dans ces récurrence une envie du jour de restaurer ordre, mesure, métrique et harmonie, dans des productions que l’on dira « apolliniennes » plutôt que réactionnaires, car ne manquant pas de générosité, d’empathie, de poésie.
Courant après l’enfance de l’art (père musicien, seize ans de conservatoire, diverses BO de films et de publicités, avant la case « pop » en musicien de Phoenix ou Tellier), Christophe Chassol a la nostalgie des cours de solfège, comme en témoignent ses belles vidéos, où des accords harmonieux accompagnent le magistral Leonard Bernstein ou de jeunes apprentis musiciens indiens, russes. Ailleurs, il « harmonise le réel » en accompagnant une voisine filmée en train de jouer du violon, à sa fenêtre, dans l’immeuble d’en face, ou un discours de Barack Obama, coupé collé en chanteur soul… Son autre modus operandi, l’« ultrascore » qui révèle la musicalité de la langue parlée, derrière son prosaïsme communicationnel (comme l’avaient fait avant lui Hermeto Pascoal ou Steve reich) et les savantes notes de pochettes de son triple objet discographique (2 CDs, et 1 DVD), en font, plus qu’un héritier érudit de Zappa ou Boulez, un vrai passeur d’émotions, enseignant la beauté mathématique d’une partition, donnant les clés de toutes les musiques, à une génération qui a un peu perdu le la.
Le titre de cet ambitieux album, X-Pianos, retranscrit littéralement cette technique d’attribuer – grâce au MIDI ou au re-recording – à chaque touche du piano un accord entier, ou une suite d’accords, afin de multiplier (x) les motifs de composition. De même, Chassol multiplie Chostakovitch par Hendrix, accompagne la voix du poète Gerashim Lucas ou celle de la chanteuse pop Alice Lewis, invite Maurice Ravel, Steve Reich, Igor Stravinsky, John Cage, à la rencontre des brass bands de la Nouvelle Orléans. Sur le DVD Nola Chérie (référence au Nola Darling de Spike Lee), il édite (coupe, colle, cale) des moments de vie à New Orleans pour en faire de petits blocs de musique mathématiques, révélant la musicalité du réel. Le double album mélange musiques de films (ou de pubs) orchestrales, facéties virtuoses électroniques (rappelant parfois celles de Sufjan Stevens) ou exercices de style (méta-musique, oumupo, mis en abîme, palindromes), tel un Raymond Queneau dont le piano démultiplié pourrait jouer mille milliards de symphonies, avec autant de rigueur que de liberté, entre haute culture et pop-culture, amour de transmettre et envie d’inventer. Dans le livret de l’album, il décrit très littéralement le morceau Black Pierrot from mars comme « les douze notes jouées en cycle de quintes, par sauts de cinq demi-tons, dans un enchaînement logique et harmonieux » et l’on se prend à rêver pouvoir décrire ainsi la musique dans une chronique de disque, en racontant simplement sa partition, et que cette histoire soit comprise par tous.
Fut un temps où tout le monde ou presque, pratiquait la musique, chantait, savait jouer, même modestement, d’un instrument. C’était avant l’enregistrement, avant la reproduction mécanisée de la musique, quand celle-ci était encore, nécessairement, vivante. Chassol est des ces artistes qui rendent vie à la musique, qui lui restituent son caractère ludique, qui la mettent à portée de tout un chacun. Décomplexé. Il y a du génie romantique dans cette volonté de populariser une science en l’appliquant au quotidien. « Ce sera l’âge d’or, si tous les mots (désignant des idées internes) sont des mots figuratifs ou des mythes, et que toutes les figures (extérieures) sont des figures linguistiques ou des hiéroglyphes, si autrement dit, on apprend à parler et à écrire les figures et que l’on apprend à construire et musiquer les mots » (Novalis, Le Brouillon général, 1799).