De tous les vétérans de Detroit – première, deuxième et troisième générations confondues -, Carl Craig est le plus disponible : il remixe à qui mieux-mieux (et pour qui veut bien payer), revisite et auto-réédite ses classiques à tours de bras (et à prix prohibitif) et parcourt sans cesse le monde pour prêcher la bonne parole des origines à un public de clubbers mélomanes gorgés du bonheur de pouvoir palper la légende en première main.
Dire qu’on n’était pas tout à fait sur les starting blocks pour fêter les 20 ans de Planet E avec une énième rétrospective historiciste du monsieur et de son beau label est donc un euphémisme : entre les anthologies perso de 69, Psyche / BFC et Paperclip People et les compilations (on se rappelle des deux volumes de Geology en 1999), le catalogue Planet E est loin d’être le plus dur excaver de la techno de Detroit. Il suffit pourtant d’une petite immersion dans les 25 morceaux de 20 fucking years of planet E : We ain’t dead yet pour se rappeler à quel point Planet E n’est effectivement pas un label comme les autres. Outre les sorties totémiques mille fois rééditées (signées Recloose, Urban Tribe, Quadrant alias Basic Channel ou TresDemented – Carl Craig lui-même, bien sûr), il y a ici une quantité démesurée de trésors débarqués d’ailleurs à redécouvrir, qui s’insèrent avec merveille dans le catalogue discrètement excentrique et toujours classe du label (du glacial « Dem Young Sconies » de Moodymann au magnifique « Nort Route » de Balil, alias Plaid). Entre deux dates d’une tournée pharaonique (accompagné ici ou là de Mad Mike d’UR et Moritz von Oswald), Carl nous parle de son passé, de son présent et encore, toujours, de cette belle vertu oubliée de la musique électronique qu’on appelait le futur.
Chronic’art : Le titre de cette anthologie, qui comprend nombre de morceaux déjà maintes fois réédités, prétend : « Nous ne sommes pas encore morts ». Se rappeler correctement du passé, c’est nécessaire pour déterminer la marche à suivre pour le futur ?
Carl Craig : Cet anniversaire est une occasion très excitante pour moi. C’est à la fois un moment de commémoration historique et de célébration du futur. 20 fucking years of planet E : We ain’t dead yet est à la fois un document historique et un miroir dans lequel observer le présent. Je me suis forcé à aménager du temps libre pour préparer la prochaine étape, et ça concerne autant le business que l’art. J’aime beaucoup l’histoire, mais je ne suis pas sûr d’aimer l’idée que je puisse en faire partie. En tout cas pas encore.
Est-ce que tu te souviens du contexte dans lequel tu as fondé le label ? Ta carrière en était à ses balbutiements…
J’ai fondé Planet E pour la simple et unique raison que je voulais être indépendant, et sortir ma musique comme il me chantait. J’ai cassé ma tirelire et j’ai sorti 4 jazz funk classics premier maxi sous le nom de 69, et pas grand chose d’autre ne semblait vraiment important. Le futur, la postérité, l’histoire, ce sont des notions très vagues pour un gamin qui sort tout seul ses premiers disques… (En réalité, les premier maxis de Carl Craig sous sortis sur Retroactive, ndlr). Faire de la musique, enregistrer des morceaux, c’était la chose la plus excitante que j’avais trouvé à faire de ma petite vie. La suite, c’est un peu de bonheur, pas mal d’emmerdes et beaucoup de bricolage au quotidien, tous les jours de la vie, pendant vingt longues, très longues années. Dieu, que c’est passé vite. Mais vingt ans plus tard, je suis toujours indépendant. Et plutôt satisfait de moi-même : toutes les sorties de Planet E, les miennes comme celles des musiciens que j’ai invités, ne sont pas essentielles, mais une grosse partie me fait toujours vibrer 5 ans, 10 ans ou 20 ans plus tard. Et je crois que certaines d’entre elles ont eu un certain impact sur la musique. Voire sur la vie de certaines personnes.
Est-ce que tu avais un modèle en tête avant de te lancer ? On te sait très fan de Sun Ra, par exemple, qui a créé El Saturn en 1956 pour sortir sa propre musique au rythme et de la manière dont il le désirait…
A l’époque, je n’avais aucune idée de qui était Sun Ra – j’ai rencontré Francisco Mora bien des années après (Mora fut percussionniste de l’Arkestra pendant une bonne partie des années 70, et membre de l’Innerzone Orchestra de Craig à la fin des années 90, ndlr). Mes modèles étaient les labels de mes maîtres et amis ici, à Detroit : le Transmat de Derrick (May, ndlr), le Metroplex de Juan (Atkins, ndlr), le KMS de Kevin (Saunderson, ndlr). A l’époque, tout le monde avait son propre label, qu’il gérait comme bon lui semblait. Il n’était pas question de business. Les réseaux étaient tout juste suffisants pour se rembourser une fois que l’on s’était créé un nom, que l’on soit noir ou blanc, et c’était l’essentiel. Sun Ra a tout de même influencé Planet E plus tard, notamment pour le genre d’attention particulière qu’il apportait à toutes ses sorties. Pour lui, la qualité n’était pas que dans la musique, elle devait se voir jusque dans les couleurs de la pochette.
Tu savais quel genre de musique tu souhaitais mettre en avant à part la tienne ?
Je savais que je ne voulais pas faire comme les autres, ne pas copier leurs logos ou inviter les mêmes artistes. Il y avait plein de disques géniaux qui sortaient sur Strictly Rhythm ou Eightball (deux labels emblématiques de la house new-yorkaise des années 90, ndlr), mais je voulais faire exactement le contraire. Quel intérêt d’inviter les producteurs du moment, qui sortent des disques sur 10 autres labels en même temps ? Je voulais prendre mon temps. La seule étiquette que j’étais prêt à accepter, c’était un label qui sort de la musique « différente ».
A ton avis, c’est une réputation qui est encore valable vingt ans plus tard ?
Les gens qui achètent une sortie Planet E savent en général qu’ils peuvent s’attendre à quelque chose de spécial. Au minimum. Quand 4 jazz funk classics est sorti, je n’ai dit à personne que j’étais l’auteur de la musique, et je me souviens que tout le monde la trouvait très bizarre… Des amis venaient m’en parler avec des théories toutes faites sur l’auteur présupposé de ces morceaux, et pendant longtemps je me suis beaucoup amusé à ne pas les contredire.
Tu penses qu’un autre label de l’époque à Detroit l’aurait sorti si tu ne t’en étais pas chargé toi même ?
Aucune idée. Peut-être un ou deux des morceaux du maxi, mais pas les 4, pas sous cette forme, non. Il y avait un côté manifeste, revendicatif dans le fait de réunir ces morceaux ensemble. Comme Chuck D aurait dit : « Here it is ! Damn ! In your face, goddamnn, this is a dope jam ! ».
En réévaluant le catalogue très varié du label, tu arrives à dégager quelque chose de ta personnalité ? De ton esprit ? De ton goût personnel ?
C’est plus que ça. J’arrive à y lire des pans entiers de ma vie, des vagues de mon existence. Quand j’écoute At Les, je revois l’endroit où j’habitais à l’époque. Je me revois le jour où j’ai composé Bug in the Bassbin, celui où j’ai enregistré Rushed, celui où j’ai enregistré Microlover. Je me revois devant mes machines dans la cave de mes parents quand j’ai commencé My machines, Free your mind et Desire. Je me rappelle même les images que je voyais sur le moment : j’étais beaucoup plus influencé par ce que je voyais de ma ville, de ma vie, que par les sorties dans les clubs. Si Derrick May m’a appris quelque chose, c’est le timing : l’important n’est pas ce que tu sors, mais le moment où tu le sors. Je me rappelle d’un morceau de The Suburban Knight qui s’appellait The world’s et qui avait déjà deux ans quand Derrick me l’a fait écouter pour la première fois, en 88… Je lui demandais sans cesse pourquoi il ne le sortait pas, et il me répondait : « Les gens ne sont pas prêts ». Il faut absolument avoir 100% confiance en un morceau avant de le sortir. J’aurais pu gagner beaucoup d’argent en sortant des morceaux des Masters At Work ou de Roger Sanchez à l’époque – et je dis ça sans déprécier la qualité de leur musique, ils ont fait des morceaux incroyables – mais le label n’aurait jamais trouvé son identité avec eux. Je n’avais pas envie de vendre des disques comme on vend des puces informatiques.
Tu as sortis des œuvres de Kenny Dixon Jr, Quadrant ou Ectomorph alors qu’ils étaient au début de leur carrière. Tu savais qu’ils deviendraient si importants ?
Je m’en fichais à l’époque, je m’en fiche encore aujourd’hui. Je chérissais leurs morceaux à l’époque, je les chéris encore aujourd’hui. Et la suite de leur carrière me conforte plutôt dans mes choix. Mon but n’a jamais été de lancer des carrières, et je ne courrais pas les bureaux des managers en disant « Ce petit gars qui s’appelle Moodymann va devenir énorme ». J’aime ces gens, j’aime leur musique, j’avais envie qu’ils rejoignent le club.
Qu’en est-il du business du label ? Tu n’as jamais perdu d’argent ?
Si j’avais été un expert comptable, le label n’aurait pas tenu une semaine. Planet E est dans le rouge depuis vingt ans, et se retrouve à chaque fois sauvé in extremis de la faillite dans les moments les plus délicats. Mes activités de Dj et de remixer me permettent de réinjecter régulièrement de l’argent dans le label, en plus de mon sang et de mes larmes. Je suis comme un dandy, qui trouve son argent ailleurs mais qui entretient sa danseuse parce que c’est la seule chose qui le rend heureux.
La crise du disque doit te rendre la tâche encore plus ardue… 20 fucking years of planet E : We ain’t dead yet est déjà disponible en digital, et on se demande si la version physique sortira bel et bien un jour…
Bien sûr… (Soupirs). Quand j’ai commencé, un label indépendant pouvait espérer avoir un hit en vendant 10 000 maxis. Aujourd’hui, tout le monde t’envie si tu en vends 1 000. C’est ridicule. Mais l’industrie musicale n’a pas seulement changé du jour au lendemain à cause de Napster : elle n’a pas arrêté de changer depuis cent ans. C’est une nouvelle transition douloureuse, et il faut trouver des stratagèmes pour arriver à survivre jusqu’au bout. Une nouvelle génération de producteurs qui n’a pas connu l’ancien régime va débarquer avec des nouvelles idées, des nouvelles solutions. Ils se foutront des maxis, du vinyle et probablement du MP3. Mais ils écouteront leur musique sur des petits iPods très perfectionnés, avec une qualité sonore fabuleuse. Pour toi et moi, le fait d’écouter de l’art sous forme de 1 et de 0 est encore trop douloureux. Tant pis pour nous. Aujourd’hui, on peut tester la popularité d’un morceau avant de le presser sur du vinyle, histoire d’être sûr qu’on ne perdra pas trop d’argent : il faut prendre ça comme une chance, une opportunité pour rester en vie plus longtemps.
En 1991, la techno incarnait encore tous les possibles, malgré ses origines. vingt ans après, une sortie sur deux est une réédition. Est-ce que tu ne te sens pas piégé, entre l’envie de futur et l’histoire, dont Planet E fait déjà partie ?
C’est compliqué. J’ai souvent comparé la techno au jazz, pour la manière dont les deux genres sollicitent activement leur public. Mais plus ça va, plus je réalise à quel point le public techno est intolérant comme le public jazz en son temps : combien de fois Miles Davis a-t-il dû se battre avec le public qui ne comprenait pas son besoin d’avancer ? Les mélomanes jazz détestaient Bitches brew. Trente ans après, ce sont les mêmes qui signent des liner notes dans les coffrets anniversaire. Gérer sa place dans l’histoire est une affaire complexe. Encore plus à notre époque : les petits labels sont tellement heureux de survivre cinq ans que des anthologies soi disant historique sortent tous les jours. Avec Planet E, on a d’abord refusé de célébrer nos dix ans. Mais vingt ans, ce n’est pas rien ! Surtout à Detroit, où les pionniers de la grande époque continuent de tomber comme des mouches…
Et en termes créatifs ?
Il y a eu des hauts et des bas, mais ça continue à inventer tous les jours, ici ou là. Il y a eu un ventre mou quand la technologie a permis à tout le monde de découper les sons dans tous les sens, mais j’ai l’impression que les musiciens ont à nouveau soif d’émotions et de rugosité. Beaucoup de trucs dubstep ou affiliés qui sortent en Angleterre sont fabuleux. L’avenir est devant nous.
Propos recueillis par
20 fucking years of planet E : We ain’t dead yet >est d’ores et déjà disponible en digital. Une sortie physique est prévue pour le mois de juin 2011, si tout va bien.