C’est un fait : tout un pan de la musique de Can dort encore dans les coffres de Holger Czukay et attend d’être exploité, parfois simplement assemblé. Le mode d’enregistrement des quatre musiciens à partir de Tago mago a favorisé cette situation plus que pour tout autre groupe de l’époque : de longues jams menées par le groupe seul, enregistrées sur bandes magnétiques par Holger Czukay, puis découpées, montées, parfois retravaillées en studios. On se sent ainsi infiniment chanceux de pouvoir écouter ces Lost tapes, et pourtant elles ne sont que la partie visible d’un énorme continent noir totalement irréductible aux canons kraut : ni totalement motorik, ni tout à fait kosmische, la musique de Can est un traité de nécromancie à elle toute seule. Ces trois heures de musiques sont à cet égard roboratives autant que frustrantes. Elles font font entendre quantité de facettes du groupe et laissent pourtant le sentiment de nous laisser, abandonné et pantelant, quand elles s’arrêtent de tourner. La diversité même des matériaux qu’elles rassemblent désoriente plus qu’elle n’aide à voir clair dans une discographie elle-même éclatée et jamais en recherche d’unité.
Qu’est-ce qui fait l’unité de ces bandes, justement ? Leur archivage, simplement, et leur disparition dans l’Inner Space Studio que le groupe installa dans un ancien cinéma de Weilerswist (près de Cologne) au moment d’enregistrer Ege bamyasi en 1972. L’histoire est déjà promise à la légende tant elle est belle. Ces trois heures sont issues de la sélection qu’Irmin Schmidt et Jono Podmore ont effectuée dans la cinquantaine d’heures retrouvée. En 1970, lorsque le groupe s’installe au château de Nörvenich, une bonne partie de la musique posée sur bande au cours des trois années précédente est stockée dans des cartons que le groupe n’ouvrira plus, trop occupé qu’il est à inventer ses incantations de free-rock concret ou à essayer de s’entretuer quand un conflit surgit dans le groupe (on rappelle, pour mémoire, l’anecdote célèbre est révélatrice qui rapporte que Liebezeit a poursuivi Czukay dans les couloirs du château, un énorme couteau de boucher à la main, parce que le bassiste avait loupé une prise de son). En décembre 1971, le succès de Spoon permet au groupe de louer un ancien cinéma à Weilerswist, qui devient l’Inner Space Studio où le groupe vit jour et nuit, jamme frénétiquement quand les parties d’échecs que Schmidt dispute obsessionnellement avec Suzuki laissent au groupe le loisir de jouer. Plusieurs heures de musique y sont enregistrées et soigneusement archivées. Les bandes d’avant 1972 (qui couvrent tout de même une bonne partie des deux premiers disques, tandis que le dernier est consacré à la période 1974-1977), on ne sait guère pourquoi, sont dissimulées entre les lattes du plancher du studio. C’est seulement en 2004 que le trésor est découvert : quand le musée Rock’n’Pop de Gronau rachète l’Inner Space Studio, le lieu mythique est intégralement démonté pour être transféré sur le site du musée. Magie des hasards, les bandes refont leur apparition.
Pour se diriger dans l’écoute de ces trois heures proprement miraculeuse, un fil rouge : la batterie de Jaki Liebezeit. Elle est probablement une des constantes de ces dix années de musique et son inventivité toute simple se vérifie mieux que jamais. Autour de cette colonne vertébrale, l’ensemble de ce qu’a fait le groupe s’articule, mais d’une manière si foisonnante qu’on a toujours pas vraiment fait le tour de ces trois disques, après quantité de réécoutes. Psalmodies sur fond d’orgue (When darkness comes), tabasseries en lévitation meilleures encore que Mother sky (Graublau), dingueries bruitistes (Blind Mirror Surf), brouillons laissés aux futurs post-rockeux (Oscura Primavera, Private Nocturnal, Alice), et même lives déments (Spoon, Mushroom et One more saturday night live à la fin) se tirent la bourre avec les lignes de basse obsessionnelles (When darkness comes et Your friendly neighbourhood whore), les titres de proto-robot-funk (Midnight sky, Barnacles), les ébauches de thèmes connus (Desert, sorte de brouillon recroquevillé et embryonnaire de Soul desert, On the Way to mother sky, A Swan is born), les relectures (Dead pigeon suite revisite Spoon avec une étonnante instrumentation), les classiques instantanés (Abra cada braxas). Et dans tout cela, il reste encore de la place pour des expérimentations ambient/concrètes tout à fait étonnantes (E.F.S.108, The Agreement), des feux d’artifices noisy (Godzilla fragment).
Le vrai bonheur de ces trois disques, quant à lui, est bien simple et dû à la manière dont le groupe enregistrait, évoquée plus haut : bon nombre des meilleurs morceaux de ces Lost tapes dépassent généreusement les dix minutes. C’est là qu’on mesure pleinement la capacité du groupe à construire en temps réel des labyrinthes rythmiques totalement chamaniques, ainsi que son absence de quelque frein ou ornière que ce soit. Lorsqu’aucun intervalle de temps prédéterminé ne leur passait la bride au cou, le groupe se permettait tout. On le savait déjà, bien sûr, mais ces trois heures de musique en administrent la preuve la plus dense et magistrale possible : Can est un immense groupe.