Du haut de ses 22 ans, Conor Oberst paraît avoir vécu tellement de déceptions amoureuses et d’histoires tourmentées qu’on se prend à songer que notre vie à nous est bien plate et sans intérêt. Et comme Conor Oberst n’est pas un égoïste, il tient à nous faire partager ses malheurs intimes, en pondant des albums (cinq à ce jour) comme d’autres suivent des thérapies. Et de la même manière que certains croyants se flagellent le corps en pensant que leur dieu vaut bien ça, Conor Oberst aime bien répéter qu’il est le dernier des crétins sur terre (« … I wouldn’t act like such an asshole all the time » ; « The gold medal gleams, so hang it around my neck because I am deserving it. The champion of idiots »), peut-être parce que sa pop folk est digne d’une telle mortification, soupireront les médisants.
En clair, Bright Eyes ne laisse pas indifférent : il fascine ou agace le long des six titres de Don’t be frightened of turning the page. Non pas tant pour la musique (Conor Oberst est tout à fait capable d’écrire de la folk à la pop dans tous ses états, en passant par le bricolage lo-fi) ou les textes touffus (romantiques pour les uns, naïfs pour les autres), mais plus pour la manière dont ils sont parfois interprétés. En gros, lorsque Oberst cherche à pousser sa voix dans des crescendos gros comme un convoi de camions, soit on a des frissons, soit on ne décolle pas d’un pouce. Pour tout dire, on s’ennuie, quelque peu gênés de l’écouter sans broncher, ou agacés de se retrouver piégé à subir ses histoires, qui auraient gagné en pouvoir de fascination si elles n’avaient pas été desservies par une voix parfois si maniérée. Pourtant, on ne pourra jamais retirer à Bright Eyes la sincérité désarmante qui anime sa musique : tellement rare de voir s’exposer sans complexe de tels élans du cœur.
Une bonne douzaine d’instruments (mandoline, vibraphone, pedal steel, cuivres, etc.) sont ici réunis pour le songwriting éclectique d’Obert. Going for the gold ouvre idéalement l’album en se plaçant sous les auspices de Nick Drake (arpèges acoustiques, trompette, petite flûte à la Sunday sur Bryter layter). Oh, you are the roots that sleep beneath my feet and hold the earth in place (sic) entame un virage pop en douceur, tandis que I won’t ever be happy again (sic encore) regarde déjà du côté des seventies, avec ses ponts floydiens. Le changement d’atmosphère est consommé sur No lies, just love : construit autour d’un piano et d’un orgue lacrymal, le morceau prend progressivement de l’altitude avec ses harmonies étirées de cuivres et de guitares électriques (on se croirait chez Mercury Rev, sans la production pompière). Le dépouillement de Kathy with a K’s song (guitare acoustique, chant) marque une rupture : Conor Oberst s’y retrouve nu comme un ver, la voix chevrotante. Seul moment peut-être trop prévisible de l’opus, le jeune chanteur se met à hurler la mort sous un tapis d’instruments venus au galop. L’album se clôt sur de sombres perspectives : Mirrors and fevers commence dans un brouhaha de voix et de bruits extérieurs pour laisser place à un Oberst lessivé, seul et a capella (à la manière d’un autre possédé : Daniel Johnston et son When I met you sur Fun), regrettant que les générations reproduisent toujours les mêmes schémas, qu’on ne doive pas avoir peur de tourner la page parce que notre vie est déjà écrite comme dans un livre d’histoire : « It is all the same. It will always be the same. »
Pour peu, on aurait mauvaise conscience de ne pas succomber à l’écoute d’une musique portée par de si belles intentions. Espérons au moins que ce charmant jeune homme se sente mieux maintenant.