Largo : c’est le nom du club californien dans lequel Brad Mehldau a rencontré le producteur et bricoleur touche-à-tout Jon Brion, dont l’ombre plane au-dessus des douze plages de cet album multifaces, inégal mais surprenant. Première vue, première écoute : on a d’abord l’impression d’un virage à 180 degrés, tant l’atmosphère et les orientations de ce neuvième album tranchent sur celles auxquelles nous avait habitué la série des Art of the Trio. Pas de texte dans la pochette (ni exergue de Schumann, ni citation de Goethe…), un personnel pléthorique autour de Larry Grenadier (contrebasse) et Jorge Rossy (batterie), un leader qui troque ici et là son Steinway pour un vibraphone, un pupitre de vents, un autre de cuivres (le pianiste signe lui-même les arrangements, épaulé par Thomas Pasatieri), une entrée en matière étonnante sur un plan binaire appuyé du batteur Matt Chamberlain : la surprise est de taille et, après quelques minutes d’accoutumance, plutôt bonne. Ce Mehldau-là n’est pas sans évoquer, dans un contexte orchestral différent, le trio de son confrère Esbjörn Svensson : si son jeu fluide et expansif l’éloigne de la sobriété et de l’impact du scandinave, il partage avec lui une certaine propension aux promenades sur le fil entre foulées binaires plus ou moins pop et raffinements ternaires qui accidentent un peu le parcours.
La réussite est parfois totale : l’envoûtant et hétérogène Dusty McNugget, propulsé par le groove irréprochable de Chamberlain et du bassiste Darek Oleszkiewicz, un Paranoïd androïd grâce auquel Mehldau confirme (après Exit music (for a film), l’un de ses morceaux les plus fameux) son admiration pour Radiohead, le splendide Dear prudence en quartet sont autant de perles qui chacune justifient la découverte du disque. Ailleurs, la patte Jon Brion donne des résultats un peu plus laborieux : cédant à des sirènes électroniques sans grande originalité, Meldhau se laisse aller à quelques plans rythmiques, boucles et samples qui laissent sinon froid, à tout le moins franchement sceptique (Free Willy, un Alvarado garni de tablas et, surtout, un Wave aux résonances jungle à la limite du pénible). Comme souvent, la pauvreté des thèmes reste le talon d’Achille de pistes où les couleurs électroniques et l’invention sonore ne font pas tout. A boire et à manger, donc, dans ce Largo inégal qui ressemble ici à une récréation bâclée, là à une porte ouverte vers des futurs passionnants.